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Les Canadiens sont sur le point d’être conviés à un rendez-vous avec la boîte de scrutin fédérale pour une élection qui ne ressemblera en rien aux élections habituelles et qui pourrait bousculer, voire même renverser, des principes jusque-là acquis en matière de science politique canadienne.
Dès le départ, il est acquis que l’ombre de Donald Trump planera au-dessus de l’ensemble des préoccupations domestiques. «Il reste quoi, à part Trump, comme question de l'urne? Est-ce que les Canadiens ont d'autres préoccupations? Peut-être, mais ce n’est certainement pas aussi important que celle-là actuellement», affirme sans hésiter le politologue Eric Montigny, directeur de la Chaire de recherche sur la démocratie et les institutions parlementaires de l’Université Laval.
«Et il ne faudra pas surprendre de voir M. Trump intervenir dans la campagne. Ça aussi ça peut nous réserver beaucoup de surprises», ajoute-t-il lors de l’entrevue, réalisée avant que le président Trump ne fasse exactement cela en affirmant, mercredi, dans une entrevue à Fox News, qu’il préférait négocier avec un libéral qu’avec le chef conservateur Pierre Poilievre parce que ce dernier «stupidement, n’est pas mon ami».
Son collègue Martin Papillon, chercheur au centre d’études et de recherche internationale de l’Université de Montréal, abonde dans le même sens: «Je ne vois pas comment la question de l'urne pourrait être autre que: quel parti est le mieux placé, quel leader est le mieux placé pour faire face à la menace à la fois tarifaire, mais aussi sécuritaire à laquelle fait face le Canada?
Ce sera certainement «une des questions prioritaires», opine de son côté Emmanuel Choquette, expert en communication politique à l’Université de Sherbrooke, qui apporte toutefois des nuances: «C'est un peu plus compliqué qu'on le pense», dit-il en évoquant d’autres questions qui viennent s'imbriquer dans la dynamique américaine. Il cite la protection de l'environnement, à laquelle Donald Trump est ouvertement hostile. «Est-ce que c'est l'environnement qui est prioritaire dans la tête de cet électeur, ou c'est Donald Trump?»
Son collègue de l'Université de Sherbrooke, Jean-François Daoust, spécialiste en sondages et en politique canadienne, estime important lui aussi de préciser que «oui, le débat va être très centralisé autour de la question américaine, mais on ne parlera pas que de ça. C'est quand même long une campagne électorale, et on ne peut pas se défiler tant que ça d'autres questions importantes.»
Cette élection est déjà marquée par du jamais vu, note Emmanuel Choquette, à commencer par cette fulgurante remontée des libéraux depuis l'annonce du départ de Justin Trudeau, le 6 janvier: «C'est quelque chose d'assez historique», admet-il. Jusque-là, les libéraux étaient en déroute, 25 points derrière les conservateurs de Pierre Poilievre, à risque de devenir la deuxième opposition derrière le Bloc québécois.
En deux mois et demi, ils sont remontés assez pour non seulement envisager une victoire, mais aussi une majorité. «Quand est-ce qu’un gouvernement aurait été élu pour quatre mandats d'affilée dans l'histoire du Canada? poursuit Emmanuel Choquette. Ce serait une première mais c'est tout à fait plausible au moment où on se parle. Ça veut dire qu’une autre fameuse loi, celle du principe d'alternance qui veut qu’à tous les 10 ans à peu près, on ait un nouveau gouvernement formé par un autre parti, tomberait aussi.»
Jean-François Daoust, lui, croit qu’un des rares modèles prédictifs pourrait tenir, mais qu’il faudrait pour cela que la tendance soit renversée et que les Canadiens élisent un gouvernement conservateur majoritaire.
«C'est possible. La raison est plutôt simple: un gouvernement sortant fait systématiquement moins bien qu'à l'élection précédente.»
«Au Canada, depuis les années 1950, tous les gouvernements sortants qui retournent devant l'électorat après avoir gouverné pendant au moins quatre ans ont obtenu moins de votes que l'élection précédente. Considérant que les libéraux ont reçu 32,6 % d'appui derrière les conservateurs, on peut très mal s'imaginer comment ils pourraient s'accrocher au pouvoir en 2025.»
Pour lui, «l'usure du pouvoir ce n'est pas juste l'économie, c'est de l'accumulation d'insatisfactions ici et là. Il n'est pas impossible qu'on retourne dans une situation plus normale, c'est-à-dire un peu avant l'élection de Trump, où les conservateurs réussissent à vraiment marteler l'idée qu’après une décennie de Trudeau, c'est le temps de passer à autre chose.» Bien qu’il soit réticent à renoncer à cette certitude, il reconnaît que «le contexte extraordinaire» risque de mettre à mal cette «loi».
Et justement, note Martin Papillon, «ce n'est pas du tout impossible que les libéraux se retrouvent avec un pourcentage de vote plus élevé que ce qu’ils ont eu à la dernière élection. Nous ne sommes pas dans une situation normale, ou en tout cas c'est peut-être la nouvelle normalité. On espère que non, mais je pense que la régularité des lois de la science politique opère peut-être un peu moins.»
Parlant de cet écart à la normalité, Éric Montigny souligne que le tout premier geste de Mark Carney comme premier ministre a été d’éliminer la fameuse taxe carbone sur laquelle tablait jusque-là Pierre Poilièvre pour attaquer les libéraux, en signant publiquement un décret à cet effet «comme le fait M. Trump, paradoxalement – on n'a pas l'habitude de voir ça au Canada – pour tourner la page avec le gouvernement Trudeau».
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Pour Martin Papillon, avant de parler d’effet Carney, il faut parler d’effet anti-Trudeau. «Très certainement, le départ de Justin Trudeau, qui était très impopulaire, a contribué à un retour de certains électeurs libéraux déçus vers le Parti libéral. L'arrivée de Monsieur Carney, un personnage qui semble crédible, qui semble inspirer confiance, peut jouer aussi, mais il y a une troisième explication un peu plus structurelle, c'est-à-dire que le Parti libéral du Canada c'est le parti du gouvernement, historiquement au Canada. C'est la valeur refuge pour une majorité de Canadiens.»
Il ne faut pas oublier, ajoute Emmanuel Choquette, que les stratèges libéraux ne sont pas les derniers venus. «L'image et la stratégie qu'on construit autour de Mark Carney, c'est qu’on tente de transformer ce qui peut apparaître comme des lacunes en avantage. Son caractère un peu froid, peu loquace, pas particulièrement souriant, mais pas nécessairement bête pour autant, je pense qu’on essaie d'alimenter à travers ça l'image de quelqu'un qui parle peu, mais qui agit beaucoup à laquelle on va rattacher ses expériences importantes avec d'autres chefs d'État.»
On cherchera aussi, de dire Jean-François Daoust, à profiter du fait qu’il est sur une vague toujours ascendante au moment du déclenchement de l’élection: «Le scénario stratégique pour Carney et les libéraux, c'est une campagne la plus courte possible. Il bénéficie de l’effet ‘lune de miel’ lorsqu'il y a un nouveau chef, mais on ne sait jamais combien de temps ça va durer et généralement c'est plutôt sur le court terme.»
Jean-François Daoust demeure toutefois convaincu que le ballon de Mark Carney peut redescendre rapidement sous le poids de la décennie libérale en campagne: «On va parler de la dette, on va parler de taxes, c'est certain. Au-delà de la taxe carbone, on va parler des impôts, de différentes taxes et là-dessus, les libéraux vont être désavantagés.»
L'efficacité du Parti libéral à occuper l'espace médiatique avec Mark Carney ces dernières a été très efficace, mais tout cela peut s'étioler durant une campagne électorale, renchérit Martin Papilon. «Là où il n'a pas d'expérience, c'est dans la relation avec les citoyens, le rapport de confiance avec la population, que doivent développer les politiciens. C'est là où la campagne va se jouer, quand il va devoir prendre des bains de foule, quand il va y avoir des mêlées de presse, quand des manifestants vont lui exprimer leur opposition, leur animosité, quand qu'il va subir des attaques plus directes, plus personnelles de la part des partis d'opposition. C’est là où on va voir sa réaction, et où il y a effectivement un risque.»
Eric Montigny note aussi qu’«on n’a jamais vu M. Carney en campagne électorale ou dans un débat des chefs et il demeure peu connu l'électorat, contrairement à M. Poilievre. Le fait d’être banquier aussi, ça peut être un couteau à double tranchant. Ça peut être rassurant pour certains électeurs, mais souvenons-nous du discours de M. Poilievre contre les élites financières, pour la classe des travailleurs. C'est ce qui avait fait son succès il y a à peine quelques mois. Il faudra voir si M. Carney pourra connecter avec la partie de l'électorat qui pourrait ne pas se reconnaître en lui.»
On aurait pu croire qu’après le décret de Mark Carney abolissant la taxe carbone, le chef conservateur aurait été forcé de changer d’angle d’attaque, mais Pierre Poilievre a ressorti son slogan «Axe the Tax» en faisant valoir que, puisque le parlement est prorogé, la taxe pourrait toujours être ramenée. Mais surtout, il va marteler que Mark Carney avait conseillé le gouvernement Trudeau pour l’imposition de cette taxe.
«M. Poilievre ne lâchera pas le morceau, estime Eric Montigny. Il va continuer de dire qu'il y a un agenda caché. Il va essayer de ramener le bilan libéral et tenter d'associer M. Carney à M. Trudeau. Changer un chef, ça peut être porteur d'espoir ou de changement, mais ça n’efface pas un bilan gouvernemental. Donc le défi de M. Poilievre, c'est de ramener le bilan des libéraux à l'avant-scène de la campagne.»
Et il est clair que Pierre Poilievre sera en meilleure posture dès le déclenchement de la campagne, avance Martin Papillon: «Les règles du jeu vont changer et Pierre Poilievre va quand même avoir beaucoup plus de place pour faire valoir ses points, pour remettre à l'ordre du jour politique le bilan des libéraux.»
Jean-François Daoust, lui, se dit convaincu que «les conservateurs vont trouver d'autres munitions: ils vont ramener la dette, ils vont ramener l'inflation de différentes façons et ils vont trouver d’autres lignes ‘punchées’. Ça ne marquera peut-être pas autant les esprits que 'Axe the Tax', mais reste que la dette et l'inflation sont là et les conservateurs vont taper sur ce clou.»
Pierre Poilievre a été qualifié par ses adversaires tantôt de mini-Trump, tantôt de Trump du Nord. Cette étiquette pourrait-elle coller au point de lui nuire? «Oui, répond Jean-François Daoust, parce que même si ça n'a rien à voir en termes d'ampleur, on parle beaucoup de l'efficacité des campagnes puis des ‘punchline’ des conservateurs. Maintenant, est-ce qu’il va payer un gros prix? Je ne pense pas parce que c'est tellement évident que ce n'est pas comparable. Mais il y a quand même des rapprochements efficaces qui ont été faits, entre autres l'attitude de Poilievre envers les médias. Pierre Poilievre a parfois été arrogant avec certains médias et les libéraux pourraient récupérer ça de façon efficace.»
Même s’il s’attend à ce que ses adversaires fassent l’impossible pour créer un lien avec Trump, Eric Montigny fait valoir qu’«on voit déjà que Monsieur Poilievre a fait un peu un pivot avec son message sur le Canada d'abord. Et il faut le dire, M. Poilievre n'applique pas le livre de M. Trump. Son mentor, c'est davantage Steven Harper, et il ne pratique pas la même forme de populisme que M. Trump.»
Pour Emmanuel Choquette, «ça peut représenter dans une certaine mesure un problème, parce qu’il a construit son identité de politicien avec une image populiste. Il a beaucoup alimenté les phrases-chocs. Il a beaucoup joué aussi la carte du populiste anti-libéral en ouvrant la porte à une certaine forme de désinformation». Il y a là un équilibre difficile, selon lui, parce qu’une partie de la base conservatrice est sympathique aux trumpisme.
Une élection fédérale à cette particularité au Québec de devoir composer avec la présence d’un parti souverainiste dédié à la défense des intérêts du Québec, qui a toujours réussi, depuis son premier test électoral en 1993, à occuper une place prépondérante parmi la députation fédérale québécoise, sauf lors de la vague orange de 2011 et l’élection suivante en 2015. Le Bloc québécois a cependant repris cette place au scrutin de 2019, sous la férule d’Yves-François Blanchet.
La chute dramatique des libéraux sous Justin Trudeau lui ouvrait une porte qu’il est à voir se refermer avec l’arrivée de Mark Carney. «La campagne va être très importante pour M. Blanchet qui se voyait déjà, il y a quelques mois à peine, déjà dans le fauteuil de l’opposition officielle», souligne Eric Montigny, alors que les sondages lui donnaient jusqu’en décembre assez de sièges pour déclasser les libéraux. «En plus, c'est un parti qui a de la difficulté à ajuster son discours dans la crise avec les États-Unis actuellement.»
«Avec le regain de crainte de plusieurs Québécois par rapport aux menaces américaines, il y a une forme de sécurité derrière le bouclier canadien, si on veut. En même temps, la stratégie du Bloc de minimiser la crise avec les États-Unis en disant que c'est temporaire, que ça va passer, il faudra voir si ça résonne auprès de l'électeur.»
L’analyse d’Emmanuel Choquette est plus brutale: «On retombe un peu à l'époque où on se demandait quelle est la pertinence du Bloc et pourquoi voter Bloc. Le Bloc québécois doit, je pense, continuer de mettre de l'avant cette notion d'être le meilleur parti, le meilleur véhicule pour défendre les intérêts du Québec et essayer de voir dans quelle mesure il peut alimenter la fibre identitaire, la préoccupation de l'identité québécoise, pour motiver les gens à voter pour lui sans pour autant dire qu'on est en train d'affaiblir le Canada.»
Jean-François Daoust estime pour sa part «qu'en termes de stratégie électorale, Yves-François Blanchet a pris des décisions épouvantablement mauvaises pour le Bloc québécois. Retournons quelques mois auparavant: il pouvait former l'opposition officielle, mais il a décidé de ne pas faire tomber le gouvernement libéral. D'un point de vue électoral, ça ne s'avère pas payant du tout. D'un point de vue idéologique, il est difficile de justifier pourquoi il a maintenu ce gouvernement en vie.»
De manière plus pointue, Martin Papillon évalue que «le Bloc est particulièrement à risque dans la couronne des banlieues de Montréal. Il y avait là une dynamique à trois qui opérait et c'est le Bloc qui risque d'être le perdant parmi les trois s'il y a une légère remontée des libéraux. Il y a plusieurs comtés où le Bloc s'est faufilé entre les deux autres partis aux dernières élections, et ça risque de pas être le cas cette fois-ci. À Montréal même, selon les sondages actuels, le Bloc peut presque oublier ses espoirs d’augmenter sa députation.»
«Ailleurs au Québec, poursuit-il, dans la région de Québec, on voit que les conservateurs restent forts donc, encore une fois, le partage des votes à trois risque cette fois-ci de favoriser les conservateurs dans la région de Québec.»
«C'est vrai aussi du NPD, ajoute-t-il. L'effondrement du NPD en ce moment est tout à fait spectaculaire. On ne s'attendait pas à ce que le NPD gagne beaucoup de sièges, mais ça permet aussi de favoriser l'élection de députés libéraux dans les comtés où le vote de gauche était plus divisé. Donc cet effondrement du NPD favorise aussi énormément les libéraux.»