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Il s’agit d’un jugement du Tribunal des droits de la personne en faveur du citoyen Joël de Bellefeuille, interpellé à maintes reprises de façon aléatoire. Le Tribunal avait décrété que les policiers l’avaient interpellé «parce qu’il avait la peau noire et qu’il conduisait une voiture de luxe».
Depuis ce jugement rendu le 17 novembre 2020, la Ville de Longueuil a, par l'entremise de son corps de police, l’obligation de recenser les cas de profilage racial sur son territoire, mais rien n’a encore été fait à cet égard. Pourtant le corps de police se devait de «recueillir et de publier annuellement, à compter de l’année 2021, des données statistiques concernant l’appartenance raciale perçue ou présumée des personnes faisant l’objet d’une interpellation policière afin de documenter le phénomène du profilage racial».
Or, selon les informations obtenues par Noovo Info, le ministère de la Sécurité publique aurait demandé à Fady Dagher — aujourd'hui chef du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) — de faire fi du jugement, sous prétexte qu’un projet politique global était en préparation pour tous les corps policiers du Québec.
Dans une lettre signée par Fady Dagher, le chef du Service de police de l'agglomération de Longueuil (SPAL) à l'époque justifiait la non-application du jugement auprès de la Commission des droits de la personne (CMDPDPJ). Il écrivait avoir eu une rencontre avec le ministère, qui lui avait demandé de mettre l’ordonnance du Tribunal sur la glace.
La lettre signée par Fady Dagher, en septembre 2021. Source: SPAL
«Le ministère de la Sécurité publique a donc demandé au Service de police de l’agglomération de Longueuil d'attendre la mise en place de cette solution, laquelle, d’après nos informations et d’après ce qui a été mentionné par le MSP lors de la rencontre du 23 septembre, devrait être prête d’ici la fin de l'année 2021.»
De plus, le Tribunal des droits de la personne avait demandé à ce que tous les policiers du service soient formés d’ici novembre 2022 selon huit différents critères précis. Le jugement incluait une formation obligatoire sur la définition du profilage racial. Pour le tribunal, le programme Immersion lancé par M. Dagher ne suffisait pas.
La Commission des droits de la personne, qui représente M. De Bellefeuille, le lui a d’ailleurs rappelé dans une lettre datée d’octobre 2021.
«La CMDPDPJ souligne les initiatives mises de l’avant par votre corps de police et ne peut que relever l’importance du programme immersion. […] Cependant, le programme Immersion ne saurait combler tous les besoins et lacunes en matière de formation à l’égard des corps policiers tel qu’indiqué dans le récent jugement.»
Le programme Immersion a permis de former une partie des policiers la Ville de Longueuil en leur permettant, sur une base volontaire, de faire un stage dans des communautés culturelles, sans arme entre autres.
Du même coup, la Commission réitérait en octobre 2021 auprès de M. Dagher que le délai de 24 mois pour dispenser la formation en respectant les paramètres du Tribunal à tous les policiers devait être respecté, sans quoi le tout allait à l’encontre du jugement.
La réponse de la Commission des droits de la personne à Fady Dagher, en octobre 2021. Source: Commission des droits de la personne
Le 31 décembre 2021, le chef de police a répondu que certains pans du jugement allaient être exécutés lors du premier trimestre de 2022, surtout ceux qui concernaient la cueillette des statistiques sur le profilage racial.
«D’après les derniers échanges que nous avons eus avec le ministère, nous pensons que la solution permettant à tous les corps policiers de la province de recueillir les données concernant l’appartenance raciale perçue ou présumée des personnes faisant l’objet d’une interpellation policière pourrait être déployée au courant du trimestre de 2022»
Mais nous voici en janvier 2023, et les ordonnances du jugement n'ont toujours pas été exécutées.
«Je ne pouvais pas croire que le gouvernement pouvait s’impliquer dans un ordre de la Cour et que le chef de police puisse suivre cet ordre-là. C’est un gros, gros, gros problème de justice; il n’y a pas de justice », déplore M. De Bellefeuille.
Lettre envoyée par Fady Dagher à la Commission des droits de la personne, en octobre 2021. Source: SPAL
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Le 18 novembre 2022, Joël de Bellefeuille a envoyé une lettre à la mairesse de Longueuil, Catherine Fournier, pour l’informer de son intention d’intenter un recours pour outrage au tribunal contre la Ville, compte tenu que le jugement n’était pas respecté.
Le 18 novembre, Joël De Bellefeuille a mandaté Me Julius Grey, qui a expédié une mise en demeure à la Ville.
«Si vous ne vous y conformez pas, nous engagerons des poursuites judiciaires contre vous sans autre avertissement ni délai, et nous poursuivrons la sanction légale la plus élevée possible dans cette affaire», prévenait la mise en demeure.
La mise en demeure du cabinet Grey Casgrain envoyée à la Ville de Longueuil en novembre 2022. Source: Cabinet Grey Casgrain
Selon Me Martine Valois, professeure à l’Université de Montréal, diplômée de Harvard et spécialiste en droit administratif, le ministère n’a aucun droit de retarder l’exécution d’un jugement.
«Ce n’est pas à la ministre de la Sécurité publique de passer par un directeur de police pour obtenir plus de temps pour l’exécution du jugement, donc on comprend mal l’intervention politique ici», dit Me Valois.
L'avocate estime que les parties ont commis une erreur d’ingérence en ne respectant pas le principe de la séparation des trois pouvoirs. Pour elle, lorsque le Tribunal des droits de la personne émet un jugement à l’encontre d’une municipalité celle-ci doit la respecter.
«On doit respecter l’autorité des tribunaux. Alors, même si on n’est pas d’accord avec les décisions des tribunaux, on doit respecter les décisions. Ça lance un très mauvais message parce que je pense que le gouvernement doit donner l’exemple», renchérit-elle.
En apprenant que M. De Bellefeuille voulait se battre jusqu’au bout pour faire appliquer le jugement, M. Dagher l’a rencontré en novembre 2022, prétextant qu’il y aurait une conférence de presse imminente et des annonces provinciales en début d’année 2023.
«Il me connait, il m’a dit: "M. De Bellefeuille, tu fais ce que tu veux mais les choses vont peut-être changer pour le mieux pour vous [avec] le Nouvel An"», a-t-il raconté à la caméra de Noovo Info.
Noovo Info a tenté d’obtenir la réaction de M. Dagher en lui écrivant à son adresse professionnelle et en passant par le département de relations médias du SPVM, qui nous a demandé d’appeler le SPAL et a refusé de transmettre notre demande d’entrevue.
Questionné sur la situation, le bureau de l’actuel ministre de la Sécurité publique François Bonnardel — qui a pris la place de Geneviève Guilbault, ministre en fonction à l'époque des faits — à Noovo Info que jamais il n’a (ou ne va) donner l’instruction à un corps de police de défier la décision d’un tribunal, quel qu’il soit». Pas de commentaire de la part de Guilbault elle-même qui est aujourd'hui ministre des Transports.
À la suite de la publication du reportage, la Ville de Longueuil a répondu à Noovo Info qu'elle n'émettra aucun commentaire.