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Neuvième d’une famille de 10, le garçon doit partager sa chambre avec son grand frère de 17 ans. C’est dans cette chambre isolée, au fond de l’appartement, que son enfer commence.
Nous sommes en 1962. Léopold [1], 8 ans, quitte la campagne avec sa famille pour venir s’installer dans un quartier populaire de Montréal. Neuvième d’une famille de 10, le garçon doit partager sa chambre avec son grand frère de 17 ans. C’est dans cette chambre isolée, au fond de l’appartement, que son enfer commence.
Son grand frère abuse de lui à répétition. «Il se servait de moi pour assouvir ses besoins. Il utilisait aussi ma sœur, parfois, mais je n’en ai jamais vraiment parlé avec elle.»
Dans sa petite tête d’enfant, Léopold ne voit pourtant pas les gestes de son grand frère de façon négative. C’est que le petit garçon manque cruellement d’attention de ses parents. Je l’ai dit, c’est le neuvième d’une famille de 10. Léopold raconte que son père et sa mère n’avaient tout simplement pas le temps de s’occuper de lui. «Je n’ai jamais eu de conversation à table du type “comment a été ta journée ?”, comme dans les autres familles.»
À cette période de sa vie, Léopold perçoit les agressions sexuelles comme «une forme d’attention». Il se sent choisi, privilégié, d’avoir droit à ce «traitement spécial». Tellement qu’au moment où il apprend, à l’âge de 12 ans, que son frère aîné, son agresseur, va se marier, il se sent «abandonné» par celui-ci.
Imaginez l’horreur et le désarroi qu’il ressent lorsqu’il comprend, à 15 ans, que ce qu’il prenait pour une forme d’affection porte un nom : l’inceste. «Ç’a commencé à m’habiter pas mal. J’ai ressenti de la honte, beaucoup de honte. J’y pensais énormément.»
En proie à cette douloureuse prise de conscience, l’existence de l’adolescent part en vrille. «Déjà, en raison de ce que je vivais peut-être, j’étais un enfant différent. J’avais de la misère à socialiser. On se moquait de moi dans la ruelle. J’étais intimidé. On me traitait de petite pédale, de tapette. Je me sentais très isolé des autres. Je n’ai pas vécu mon adolescence beaucoup parce que je suis tombée très vite dans la boisson, la drogue et la criminalité. Aussi, j’étais chétif. Alors je me suis développé une musculature imposante, comme une armure».
Consommer pour oublier. Consommer pour devenir quelqu’un d’autre. Consommer pour vivre avec le terrible secret qui l’habitait. Pendant des décennies. «J’étais comme pogné à l’intérieur de moi, je n’étais pas capable de trouver mon identité. J’étais replié sur moi-même, parce que ce que j’avais en dedans, c’était mal.»
Léopold sombre. Il s’adonne au trafic de drogue, ce qui le mènera en prison. Le système le force à aller en désintoxication une première fois. C’est là que l’armure que s’est forgée l’homme, qui a alors 35 ans, commence à se fissurer. Il parle pour la première fois, 27 ans plus tard, des abus subis aux mains de son frère à l’une de ses sœurs.
Je lui demande comment il a fait pour survivre toutes ces années, dans le silence. «Je me suis étourdi dans le travail, dans le bénévolat. Pendant que j’aidais les autres, ça m’aidait à m’oublier.»
Est-ce que Léopold a déjà confronté son frère sur les agressions ? L’homme fait un détour pour me raconter le moment où sa nièce a dénoncé son beau-père pour agression sexuelle. Ce beau-père, c’est le grand frère de Léopold. «Mon frère s’est marié à une femme. Ils ont eu un enfant ensemble, mais elle avait déjà une fille d’une précédente union. Eh bien la jeune fille a demandé elle-même à la DPJ de la sortir de là parce que mon frère abusait d’elle. Il est allé en prison. Il a été condamné pour agression sexuelle envers sa belle-fille.»
Quand son frère est sorti de prison, c’est Léopold qui est allé le chercher. «J’étais le seul qui lui restait. C’est moi qui l’ai amené à sa maison de transition.» Il se rappelle que son frère traitait sa belle-fille de menteuse et prétendait qu’elle avait tout inventé.
«C’est tellement venu me chercher. Tout est remonté à la surface. Ça faisait des années que j’avais mis tout cela dernière moi.» Léopold décide alors de le confronter. La maison de transition organise une séance où agent de probation, membre du personnel et Léopold sont présents. «Il a nié en bloc et a mis tout ça sur le dos de sa consommation d’alcool. Il pleurait. Je l’ai pris dans mes bras. À la suite de cette rencontre, j’ai complètement coupé les ponts avec lui.»
C’est la nièce de Léopold, la victime de son frère, qui l’a mis en contact avec le CRIPHASE, un centre où on vient en aide aux hommes ayant vécu des abus sexuels dans leur enfance. Il entame alors une démarche thérapeutique qui s’étendra sur des années. «Je suis en art thérapie, je ne pensais pas que j’avais de la créativité comme ça, que j’étais capable d’écrire comme ça, que j’avais ça en moi.»
Léopold n’a jamais porté plainte contre son frère. Je lui demande pourquoi, en soulignant qu’aucune victime n’est obligée de la faire. «Seulement deux de mes sœurs le savaient. J’avais peur de me faire mettre de côté par ma famille parce que je faisais du tort. Je ne voulais pas me mettre une culpabilité sur le dos. Il (son frère) aurait mérité plus, sûrement. Il a sûrement fait d’autres victimes. Même dans la famille élargie, il aurait agressé ma petite cousine. J’ai peut-être manqué de courage.»
Au téléphone, je lui souligne que, de mon point de vue, je ne pense pas que ce soit un manque de courage, au contraire. «Je vous trouve dur envers vous-même». Il s’excuse. Léopold n’a pas à s’excuser de rien, évidemment. Mais sa réaction en dit long sur ce qui l’habite. Il m’explique que c’est un truc qu’il a à travailler, en thérapie, ce désir de vouloir plaire à tout le monde, de vouloir faire la bonne chose pour être aimé. Du courage, il en a à la pelle. Pour moi, c’est une évidence. Moins pour lui. «Mais ça va venir, je travaille là-dessus.»
On termine notre entretien sur les différences de perceptions entre les agressions vécues par les femmes versus celles dont les hommes sont les victimes. Est-ce qu’il sent une différence dans le traitement, dans la manière dont on perçoit ces gestes-là ? «Ces dernières années, on a vu des sportifs dénoncer leurs coachs ou leurs coéquipiers. Je trouvais ça bien d’avoir le courage de faire ça publiquement. À cause de ça, je pense, les gens sont plus ouverts. C’est sûr que ce n’est pas tout le monde qui va avoir la chance de pouvoir se libérer de ça, alors s’il y a un groupe de gens en même temps qui commence à parler, et que c’est fait publiquement, alors là, on n’a pas le choix de faire quelque chose, on n’a pas le choix d’écouter.»
Léopold a l’impression que les choses changent, que les mentalités évoluent. S’il a enfin parlé, c’est pour se sentir mieux, pour enlever la boule qu’il avait dans le ventre. «Trouver de l’aide, ça peut changer la vie d’une personne. Alors il n’est jamais trop tard pour en demander. Jamais.»
Depuis deux ans, Léopold est capable de s’épanouir. «Le bien que ça fait en dedans de savoir qu’on s’en vient mieux, qu’on va enfin pouvoir être ‘comme les autres.» C’est le combat d’une vie. «J’ai 70 ans. Pour le peu qu’il peut me rester à vivre, j’aimerais ça le vivre du bon bord.»
Cet entretien a été rendu possible grâce à la collaboration du regroupement des organismes québécois pour les hommes agressés sexuellement (ROQHAS)
Pour une aide immédiate, veuillez appeler la ligne Info-Aide Violence sexuelle ouverte 24H/7J au +1 888-933-9007
[1] Nous avons accordé l’anonymat à la victime puisque plusieurs personnes dans son entourage immédiat ne sont pas au courant des faits allégués.