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Pour briser le cercle vicieux, tout le monde semble paradoxalement d’accord : les agences privées de santé doivent — éventuellement — disparaître du terrain, pour être remplacées par des mécanismes planifiés. Mais ça ne pourra se faire n’importe comment.
Je comprends les infirmières qui se tournent vers les agences privées de soins pour améliorer leur sort, les gestionnaires qui les engagent pour combler les besoins, les agences qui y trouvent un business appréciable. Bien entendu, les patients doivent recevoir des soins.
Vingt millions d’heures travaillées, 5 % du total, au coût d’un milliard de dollars. Voilà les plus récentes données disponibles sur cette «main-d’œuvre indépendante» dans le réseau de la santé, selon l’étude des crédits de 2020-2021. C’est énorme, mais il faut y voir.
Parce que la «solution» engendre son lot d’effets pervers. En premier lieu, de graves iniquités dans les milieux de soins, le personnel des agences choisissant, à des taux horaires beaucoup plus élevés (parfois de 50 %) les quarts plus favorables, tout en évitant le temps supplémentaire obligatoire (TSO).
Pourtant, dans la dernière convention collective, appliquée depuis 2021, plusieurs dispositions négociées seraient à même de serrer la vis aux agences privées. Elles ne seraient toutefois déployées que dans une minorité d’établissements.
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Étendues, ces mesures empêcheraient les agences de se réserver les meilleurs quarts de travail et les horaires moins contraignants, facteur clé pour maintenir les infirmières dans leur giron.
Apparemment, malgré les clauses de la convention collective, les gestionnaires n’auraient toujours pas le gros bout du bâton avec les agences, ne réussissant pas à leur imposer les mêmes horaires que le personnel «local» sous peine de les voir retirer leurs billes.
Parmi les autres raisons qui expliquent la persistance de ce système parallèle de sous-traitance, une infirmière d’agence n’étant pas une employée de l’hôpital, c’est pour l’établissement une salariée de moins à gérer au quotidien. En partie solution de facilité, donc?
Au départ, les agences répondaient surtout aux besoins de couverture urgente des régions plus éloignées, disposant de la souplesse requise pour y diriger les ressources. Sauf qu’elles représentent aujourd’hui une solution plutôt commode au manque de personnel touchant beaucoup d’établissements urbains, offrant une main-d’œuvre aisément disponible qu’on saupoudre sur les unités de soins lorsque les réponses «normales» sont épuisées — que le personnel est épuisé pourrais-je écrire.
Pour les plus jeunes qui optent pour cette voie, la perte d’ancienneté limitée associée à la démission est compensée par la hausse du salaire, l’amélioration des conditions de travail et la liberté de choisir son horaire. De manière assez absurde, elles retournent parfois là où elles pratiquaient, après une période de carence obligatoire.
Du point de vue des agences, l’intérêt — au sens propre! — est facile à comprendre, ces PME tirant bien leur épingle du jeu. Les émoluments substantiels auraient permis à certaines d’égaler les bonis de 15 000 $ offerts par le gouvernement.
Cette «solution» contribue à aggraver les problèmes qu’elle prétend régler, engendrant encore plus d’iniquités sur les unités de soins, repoussant les infirmières «locales» vers les quarts défavorables et le TSO. La stabilité et l’implication des équipes paraissent secondaires quand il s’agit d’assurer à court terme la couverture clinique.
Pour briser le cercle vicieux, tout le monde semble paradoxalement d’accord : les agences privées de santé doivent — éventuellement — disparaître du terrain, pour être remplacées par des mécanismes planifiés. Mais ça ne pourra se faire n’importe comment, parce qu’elles répondent à un besoin.
De tels besoins ponctuels et urgents de couverture continueront de survenir périodiquement, comme dans n’importe quel système complexe, en raison des imprévus, il faut en parallèle réfléchir à un mécanisme de dépannage public et fiable afin de combler les besoins les plus criants.
Utopique? En médecine de première ligne, le système de dépannage géré par le ministère de la Santé permet de répondre aux besoins médicaux urgents dans tout le Québec de manière coordonnée.
En médecine spécialisée, les associations les plus exposées, comme les anesthésistes, s’assurent de maintenir la meilleure couverture possible pour les services essentiels. Rien n’est parfait, mais au moins, ces systèmes fonctionnent. Pourquoi pas la même chose pour les infirmières?
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Simplement choisir d’appliquer les dispositions de la dernière convention collective, les parties s’étant entendues pour garantir l’équité dans l’attribution des quarts de travail, cela paraît une évidence.
Offrir partout l’autogestion des horaires, un autre gain de la plus récente convention, serait une autre avancée importante qui permettrait au personnel des établissements de reprendre un peu de contrôle sur leur vie professionnelle.
Ces dispositions tarderaient à être intégrées dans les établissements, parce que les agences ont toujours le gros bout du bâton, pouvant refuser de dépanner l’hôpital si elles ne peuvent sélectionner les meilleurs quarts.
Quant à l’autogestion des horaires, peut-être est-il plus facile d’ajouter continuellement du personnel d’agence que de s’asseoir tout le monde — gestionnaires et syndicats — pour transformer pour le mieux les manières de faire.
Quoi qu’il en soit, les établissements traînent de la patte pour implanter l’une et l’autre des mesures, misant sur l’interprétation des clauses négociées, ce qui risque de mener jusque devant les tribunaux, jamais une bonne nouvelle quand il faut de bouger rapidement.
Dans certains milieux, les hôpitaux « anglophones » pour ne pas les nommer, sujet sensible, le TSO est rare, l’autogestion des horaires répandue et les choix d’horaires plus souples (les fameux quarts de 12 heures) largement la norme.
C’est au prix, semble-t-il, d’une surcharge de travail s’il manque de personnel, qui serait moins souvent remplacé. Au moins, le personnel participe davantage à ces choix.
Il faudra vaincre bien des résistances afin d’implanter ces modèles si on veut redonner aux infirmières et aux autres travailleurs de la santé la dignité professionnelle et des conditions plus acceptables.
Tout cela ne peut se réaliser en criant ciseau, des cultures aussi complexes que celles des établissements de santé prenant du temps à changer. Beaucoup de travail doit être accompli. Mais comme on s’en doute, nous n’avons pas vraiment le choix.
La bonne nouvelle, c’est que les agences privées disparaîtront d’elles-mêmes quand elles ne serviront plus pallier les insuffisances du réseau.
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