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«Être pédagogue c’est aussi se demander : Qui sont les étudiants? D’où parlent-ils? Quels sont leurs référents?»
La petite histoire veut que je fusse là pendant la crise du «mot en N» à l’Université d’Ottawa en 2020. J’ai vécu le tout de l’intérieur, laissée à moi-même en plein au cœur du cyclone.
Selon un rapport de l’Association canadienne des professeurs et professeures d’université, il y avait 2% de professeurs noirs au pays en 2016, tous genres confondus. Je peux compter sur les doigts de ma main les professeurs noirs que je connais. Ça fait des années que je cherche à savoir combien il y a des femmes noires professeures au Québec, en vain.
Dans la foulée de ce scandale, le gouvernement du Québec a mis sur pied la commission Cloutier. Dans le projet de loi 32 ayant été adopté à la suite de cette commission, on définit la liberté académique comme «le droit de toute personne d’exercer librement et sans contrainte doctrinale, idéologique ou morale, telle la censure institutionnelle, une activité par laquelle elle contribue à l’accomplissement de la mission d’un établissement d’enseignement».
Cela comprend, sans s’y limiter, les discussions en salle de classe, la recherche universitaire et de pouvoir exprimer ses opinions sur la société et des institutions.
La liberté académique est un principe d’une très grande importance pour l’innovation scientifique et pour la démocratie. Ce faisant, légiférer sur ce principe est une pente très glissante.
Ces jours-ci, le débat revient sur la place publique autour des cégeps avec tous les plis de la crise de 2020. Mes nombreuses expériences d’enseignement en milieu universitaire me permettent de relever trois grands angles morts de ce débat.
Il existe une différence entre enseigner à des élèves du cégep, de premier cycle (baccalauréat) ou des cycles supérieurs (maîtrise et doctorat). Enseigner à 20 ou 200 étudiants n’est pas pareil. Donner un cours en ligne ou en personne requiert des approches différentes.
Certaines de mes collègues universitaires doivent donner des cours en études féministes à plusieurs centaines d’étudiants en même temps, parfois même à distance.
Il y a quelques années, j’ai eu l’occasion de bâtir un cours de A à Z. J’avais le luxe de choisir le nombre d’étudiants, que j’ai arrêté à 25 en raison de la nature sensible de la thématique de mon cours. La première chose que mes étudiants m’ont dite est leur appréciation de la taille du groupe. Ils auraient désormais l’espace pour lever la main, ce qu’ils n’auraient jamais osé faire en temps normal.
On n’enseigne pas les sciences sociales de la même manière que l’on enseigne des mathématiques. Ce n’est donc pas pour rien que tout le monde marche sur des œufs. La vraie question est celle : Comment les ressources sont-elles utilisées et réparties au sein des universités, par qui et selon quelles priorités ?
Les chercheurs doivent enseigner dans le cadre de leurs fonctions. Or, la vaste majorité d’entre eux ne reçoivent aucune formation en matière de pédagogie.
Être pédagogue, c’est avoir conscience de ce que l’on projette lorsqu’on se trouve devant une salle de classe, et ce, avant même de dire un mot.
Je me suis habituée aux regards confus des étudiants au début de chaque session, lorsqu’ils réalisent que je ne suis pas une étudiante, ni une assistante d’enseignement, mais bien leur enseignante.
Être pédagogue c’est aussi se demander : Qui sont les étudiants? D’où parlent-ils? Quels sont leurs référents? Comment le contexte social du moment a-t-il un impact sur leur capacité à apprendre? Ont-ils déjà des acquis sur les sujets discutés dans le cours ou est-ce que l’on part de zéro?
Les étudiants ne sont pas des pages blanches. J’apprends autant d’eux qu’ils apprennent de moi. Enseigner, c’est accepter qu’il soit dans l’ordre naturel des choses qu’ils deviennent plus ou moins sensibles à certaines choses à travers les générations. Pour ma part, toutes les fois où j’ai vraiment appris en salle de classe c’était lorsqu’une émotion forte a surgi de nulle part, peu importe sa provenance.
Il m’est arrivé de retirer du contenu d’un de mes cours d’un semestre à un autre parce qu’il était trop dur et pas nécessaire pour leur compréhension de la matière. Inversement, il m’est arrivé de pousser mon enseignement plus loin parce que j’ai vu que mon groupe était « capable d’en prendre ». Cette danse de l’essai-erreur n’est pas de l’autocensure. C’est une question de pédagogie.
Je constate souvent un décalage entre ce qui se dit dans les médias à propos des universités et ce que j’ai moi-même vécu à l’intérieur de ces institutions. Le plus souvent, ce sont les propos incendiaires de certains chroniqueurs et politiciens qui attisent cette polarisation sur les campus.
Mes étudiants font preuve d’une maturité intellectuelle remarquable. Leur capacité à réfléchir avec nuance force le respect. J’ai vu comment ils sont capables d’échanger entre eux, même en cas de désaccord. Beaucoup de personnes qui déblatèrent à leur sujet sans les côtoyer devraient s’inspirer d’eux.
Les professeurs universitaires ayant obtenu leur permanence après quelques années de service sont parmi les personnes qui jouissent de la plus grande liberté d’expression dans notre société. Ils peuvent dire des choses, à tort ou à raison, qu’un fonctionnaire de l’État ou qu’une caissière d’un supermarché ne peuvent exprimer sur la place publique.
Il faut faire la différence entre la théorie, la pratique et ses convictions personnelles, lorsqu’on travaille avec des êtres humains. Les sciences sociales demandent d’avoir une aisance avec les questions qui peuvent demeurer sans réponse. Il n’y a pas plus dangereux à mes yeux qu’un universitaire qui est incapable de dire « je ne sais pas », que ce soit à lui-même ou devant une classe. Protéger la liberté académique exige, d’abord et avant tout, cette humilité intellectuelle de tous et chacun.
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