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Mon père se battait la nuit contre des ours qui tentaient de lui arracher ses membres. Le jour, il criait pour exorciser les douleurs au dos qui le tenaillaient depuis de trop nombreuses années.
Depuis quelques années, je vois se pointer différemment le Jour du Souvenir. Il arrive à petits pas, discrètement et, dans mon cas, plusieurs semaines en avance. Alors que peu avant le 11, nombreux sont les citoyens qui se parent des coquelicots, j’entends surtout les coups des canons résonner au loin et je ne peux m’empêcher de remarquer ces hommes qui ressemblent à mon père.
Ce Jour du Souvenir, je l’appréhende.
Le 11 novembre a longtemps été une journée comme les autres — je soulignais rapidement cette date, sans trop faire d’efforts.
Comme plusieurs enfants issus de familles de militaires, on se dit souvent que la mémoire de nos parents ne sera sans doute pas commémorée par une procession de soldats au garde-à-vous, à moins qu’ils soient victimes d’une grande catastrophe.
Vous aurez sans doute compris que, pour ma famille et moi, le drame est arrivé.
Le Sgt. Claude Côté, mon père, est mort dans l’exercice de ses fonctions.
Mais mon père n’a pas marché sur une mine. Il n’a pas non plus été encerclé par l’ennemi. Il est décédé huit ans après avoir pris sa retraite des Forces.
De son vivant, et surtout après sa retraite à 49 ans, mon père se battait la nuit contre des ours qui tentaient de lui arracher ses membres. Le jour, il criait pour exorciser les douleurs au dos qui le tenaillaient depuis de trop nombreuses années.
Sa « mort en service » : terrassé par une grippe et une septicémie exacerbée par une cirrhose qui s’explique tant bien que mal par sa gestion discrète de sa douleur causée par une blessure de stress opérationnel.
En 2011, une étude de la Bibliothèque du Parlement canadien affirmait qu’environ 30 % des militaires déployés en zone de combat « souffriraient de symptômes issus d’une blessure de stress opérationnel au cours de leur vie et environ 10 % souffriraient d’une forme sévère du TSPT. Une exposition répétée à des opérations de combat fera augmenter cette proportion. »
Une blessure de stress opérationnel ou « BSO » désigne tout problème psychologique persistant qui découle de l’exercice de ses fonctions dans les Forces armées canadiennes ou la Gendarmerie royale du Canada.
Dans un rapport du Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale et de la défense publié en 2015, le Dr Greg Passey, de la British Columbia Operational Stress Injury Clinic, qualifie les militaires et les vétérans souffrant d’une BSO de « soldats oubliés ». Des « soldats qui sont revenus de mission, qui ont survécu au combat et qui sont revenus dans leurs foyers porteurs de blessures physiques, de problèmes de santé mentale et qui ont fini par succomber à ces blessures, soit parce qu’ils se sont enlevés la vie, soit parce que la maladie les a emportés ».
Depuis sa retraite hâtive en 2012, mon père tentait de faire reconnaître ses blessures par les Forces. Les rendez-vous médicaux s’enchaînaient les uns après les autres, les suivis de dossiers, les injections de Botox dans le dos afin de calmer ses douleurs incessantes.
Pas question de profiter d’une retraite pourtant bien méritée après 25 ans dans l’Armée — on installait plutôt des barres d’appui dans la baignoire pour l’aider à se relever. Ma mère replaçait les électrodes de sa machine à neurostimulation électrique tous les jours. Et elle aussi souffrait, à sa façon, tout autant que lui.
Un peu plus d’un an après la mort de mon père, ma mère m’a appelé pour m’annoncer qu'Anciens Combattants Canada allait nous décerner la Croix du Souvenir — une décoration pour commémorer les soldats morts en service ou dont le décès est attribuable à leur service.
Je la porte aujourd’hui avec un sentiment très partagé.
Bien que je sois très critique face à cette remise de décoration, cette médaille est le symbole d’un service qui m’a été enseigné depuis ma tendre enfance sur les bases militaires. C’est aussi un rappel qu’une simple grippe n’a pas eu raison de mon père à 57 ans.
Selon le Musée canadien de la guerre, plus de 90 000 Croix du Souvenir ont été décernées depuis 1919.
La plupart, sans doute, pour ceux qui ont perdu la vie lors d’une guerre. D’autres, nombreuses assurément, furent décernées à ceux qui ont perdu une guerre contre eux-mêmes.
Mais bien des oubliés n’auront pas de médailles à porter. C’est un peu pour ça que je vois ce 11 novembre lourd de sens arriver à petits pas.