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L’intention du chef libéral Mark Carney de faire du Canada «une superpuissance énergétique mondiale» qui va «dominer le marché de l’énergie conventionnel» soulève des questions et paraît, aux yeux d'experts en énergie, difficilement conciliable avec la réduction draconienne de production d’hydrocarbures qu’impose la lutte au changement climatique.
M. Carney promet de créer des incitatifs aux citoyens pour des achats verts, de mettre en œuvre un nouveau marché de crédits carbone pour les consommateurs, d'instaurer un «mécanisme d’ajustement carbone aux frontières», autant de mesures qui ont pour but de réduire les gaz à effet de serre.
Le chef libéral a également l’intention de «concrétiser rapidement de grands projets d’énergie propre à travers le Canada» en mettant en place un «réseau électrique est-ouest» pour que tous les Canadiens aient accès à de l’énergie propre.
Mais l’ex-envoyé spécial des Nations unies pour le financement de l'action climatique promet aussi de travailler avec le secteur pétrolier et gazier «afin de réduire leurs émissions de manière rentable».
Celui qui, il n’y a pas si longtemps, avait pour mandat onusien de convaincre les grandes banques du monde de progressivement se désinvestir des combustibles fossiles a expliqué, lors de l'annonce du plan énergétique libéral mercredi à Calgary, qu’il voulait que le «Canada domine le marché de l’énergie conventionnel», c’est-à-dire du gaz et du pétrole.
«Ce qu’il nous dit, c’est qu’il veut que les combustibles fossiles soient produits avec zéro émission ou à faible émission. Donc ça veut dire qu'il va falloir, dans le cas du pétrole, faire du captage et de la séquestration des émissions», a résumé Normand Mouseau, directeur scientifique de l’Institut de l’énergie Trottier à Polytechnique Montréal.
Le professeur de physique est d’avis que «l’industrie devrait commencer à faire des investissements massifs maintenant pour être capable, sur une dizaine d’années, de réduire ses émissions de manière importante, mais ça, c’est sur papier», donc théorique.
«Dans nos modélisations, on ne voit pas ça (la décarbonisation de l’industrie pétrolière), car les dépenses qu’on doit faire pour acquérir ces technologies-là font en sorte que la production de pétrole n’est plus compétitive», a expliqué le chercheur qui est à la tête d’une équipe qui publie les «Trajectoires pour un Canada carboneutre», une série d’analyses qui permettent d’établir différents scénarios pour que le Canada atteigne la carboneutralité en 2050.
Toujours mercredi dernier à Calgary, Mark Carney a déclaré que «mon gouvernement collaborera étroitement avec notre industrie pétrolière et gazière afin de réduire progressivement ses émissions, de sorte que l'énergie conventionnelle canadienne continue d'approvisionner le monde pendant des décennies».
Avec une cible de carboneutralité à l’horizon de 2050, peut-on vraiment lutter contre la crise climatique tout en produisant du pétrole pendant des décennies?
Les différents rapports du Groupe d'experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) soulignent que la lutte au changement climatique implique nécessairement une diminution draconienne de la production de pétrole et de gaz à l’échelle mondiale.
Selon le responsable de la Chaire de gestion du secteur de l’énergie à HEC Montréal, Pierre-Olivier Pineau, «c’est un mirage complet de penser pouvoir simultanément mener une vraie lutte aux changements climatiques et continuer à produire des quantités équivalentes de pétrole et de gaz naturel».
Pratiquement impossible de capter le CO2 de la combustion
Actuellement, l’industrie pétrolière et gazière est en mesure, à fort prix, de capter et séquestrer certaines quantités de CO2 émis lors de la production d’énergie fossile.
Cependant, aucune technologie ne permet d’en faire autant avec le CO2 émis lors de la combustion des énergies fossiles. En d’autres mots, les humains n’ont pas trouvé de façon de capter les émissions de CO2 provenant d'un avion ou d'une voiture à combustion.
«C’est impossible de continuer à produire autant d’hydrocarbures, même sans émission liée à cette production, et de mener une lutte contre les changements climatiques qui atteint ses objectifs», car «environ 80 % des émissions de GES des hydrocarbures viennent de la combustion, et non de la production», a souligné le professeur Pineau.
Alors «même en évitant ou en séquestrant les 20 % de production, il resterait les 80 % des émissions de GES issus de la combustion», a précisé le spécialiste de l’énergie.
«Nous pouvons cependant jouer un rôle, et si le Canada est très sérieux dans la gestion de ses émissions de GES, notamment avec le captage et la séquestration (…), nous pourrions être un producteur moins émetteur que les autres», a-t-il souligné.
Investir dans une énergie en déclin
Devrait-on miser sur le pétrole, s'est demandé le professeur Mousseau, alors qu’on prévoit un «plafonnement de la demande» à mesure que les véhicules s'électrifient?
«L’an dernier dans le monde, 20 % de tous les véhicules neufs vendus étaient électriques» et les automobiles les moins chères au monde sont des «véhicules électriques chinois», qui ne sont, faut-il le préciser, pas disponibles sur le marché nord-américain.
Alors, «dans ce contexte, dire que l’on va investir massivement dans le gaz et le pétrole et penser qu'on va s'enrichir avec ça pendant longtemps, je pense que c'est un peu rêver en couleur».
En réaction à l'annonce du plan énergétique libéral mercredi dernier, la directrice du Réseau action climat Canada, Caroline Brouillette, s’est dite «encouragée de voir le Parti libéral inclure des investissements dans des projets d’électricité renouvelable comme élément essentiel pour notre souveraineté et notre économie», en soulignant l’intention de Mark Carney de construire un réseau électrique national d’est en ouest.
Toutefois, a-t-elle ajouté, les références à des investissements dans les énergies conventionnelles laissent planer «beaucoup d’incertitudes».
«Nous avons besoin que le premier ministre Mark Carney et le Parti libéral soient clairs: les énergies fossiles nous rendent plus vulnérables. Les énergies renouvelables sont essentielles pour notre sécurité. Une approche qui opte pour “tous les choix de réponse” ne marche tout simplement pas», a -t-elle écrit.
En 2023, les secteurs de l’exploitation pétrolière et gazière et des transports ont été les plus importants émetteurs de GES au Canada, contribuant respectivement à 30 % et 23 % des émissions totales.
Selon un rapport de novembre 2023 publié par l’Agence internationale de l’énergie, «pour atteindre la neutralité carbone d'ici le milieu du siècle, qui est nécessaire pour maintenir l'objectif de limiter le réchauffement climatique à 1,5 degré Celsius, la consommation de pétrole et de gaz doit diminuer de plus de 75 % d'ici 2050».