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Une poignée d'organismes communautaires versent une rémunération équivalente ou beaucoup plus élevée que celle du premier ministre du Québec et des ministres de son cabinet.
Alors que l’écrasante majorité des organismes œuvrant dans le secteur communautaire sont tenus à bout de bras par des bénévoles et des employés à revenu modeste, une minuscule poignée d’entre eux offre une rémunération équivalente et parfois beaucoup plus élevée que celle du premier ministre du Québec et des ministres de son cabinet.
Une analyse exhaustive de quelque 3700 déclarations T3010 remises à l’Agence du revenu du Canada (ARC) pour les années 2021, 2022 et 2023 réalisée par La Presse Canadienne montre que les dirigeants de 14 des organismes vérifiés ont reçu une rémunération dans la fourchette de 160 000$ à 200 000$ et parfois beaucoup plus*. Il s’agit là d’un pourcentage infime d’un tiers d’un pour cent (0,38 %) du total.
Cette fourchette a été choisie comme point de référence parce que c’est celle dans laquelle on retrouve la rémunération du premier ministre François Legault (196 193 $ pour les années 2021-22) et de ses ministres (167 482 $ pour les années 2021-22)**.
L’analyse de La Presse Canadienne, menée de juin 2022 à septembre 2023, visait les organismes reconnus par l’ARC comme étant des «organismes de bienfaisance enregistrés» (OBE), situés au Québec et classés dans la catégorie «soulagement de la pauvreté»***.
Les T3010, documents publics qui peuvent être consultés sur le site de l’ARC, comprennent une section où l’on retrouve les dix salaires les plus élevés des organismes, classés en fourchettes. Les fourchettes qui ont attiré notre attention sont les quatre tranches allant de 160 000 $ à 350 000 $ et la cinquième, la plus élevée, qui indique simplement «350 000 $ et plus».
Avant d’aller plus loin, mentionnons que l’activité de l’écrasante majorité de ces organismes repose sur des bénévoles ou sur une main-d’œuvre à revenu modeste. En fait, sur le total, 1120 (30,3 %) n’ont que des bénévoles à leur service. Tout près de 500 de ces OBE (13,43 %) n’ont aucun employé gagnant plus de 40 000$ et 1615 (43,75 %) n’ont aucun employé gagnant au-delà de 80 000 $. En d’autres termes, plus de 87 % des organismes de bienfaisance paient leurs employés moins de 80 000 $ ou rien du tout.
Or, à l’autre extrême de ce recensement se trouve, au premier rang, la Fondation One Drop, créée par le milliardaire Guy Laliberté. On y retrouve une personne recevant une rémunération de «plus de 350 000 $» et trois autres dans la fourchette de 200 000$ à 250 000$. La Fondation One Drop emploie 33 personnes.
Son porte-parole, Herman Lampron, explique que la Fondation «estime offrir une rémunération à l’ensemble de ses employé-e-s qui est juste, équitable et concurrentielle avec le marché international dans lequel elle évolue.»
«Il n’y a pas de gêne, c'est ça que je trouve un peu étonnant», laisse tomber en entrevue Sylvie St-Onge, professeure en gestion aux HEC et experte en gestion de la rémunération, en gouvernance et conseils d’administration après avoir pris connaissance de l’ensemble des données recueillies par La Presse Canadienne. Elle souligne que ce sont les conseils d’administration qui décident de la rémunération des dirigeants selon des critères qui peuvent être assez flous, surtout s’il est question de comparatifs.
«On se compare à quoi? Est-ce qu'on reste au Québec? Est-ce qu'on va à Toronto? Est-ce qu'on compare avec une autre entreprise qui n’est pas nécessairement dans la même industrie, mais qui a, en termes de nombre d'employés, quelque chose de similaire?»
Cet argument du comparatif se heurte cependant au fait que plus de 99 % des OBE québécois n’ont aucun employé gagnant 160 000 $ ou plus.
C’est pourtant celui invoqué par Centraide du Grand Montréal, qui rapporte dans son T3010 de 2022 qu’une personne a une rémunération dans la fourchette de 300 000 $ à 350 000 $, deux se trouvent dans la tranche de 200 000 $ à 250 000 $ et six dans la section 160 000 $ à 200 000 $.
«Les salaires des dirigeants et des employés de Centraide du Grand Montréal ne sont ni plus ni moins élevés que ceux offerts dans le marché pour des organisations comparables», affirme Annick Gagnon, conseillère en communication.
Centraide est certes une grosse organisation qui compte plus de 130 employés et qui recueille, gère et redistribue plusieurs dizaines de millions par année. Mais est-ce que cela vaut une rémunération à cette hauteur? «C'est au Conseil d'administration de se poser cette question et d'être conscient que ce n’est pas une entreprise privée, c’est une entreprise qui a une vocation sociale», fait valoir Sylvie St-Onge. «Il faut, dans tes critères de décision, la notion de responsabilité sociale, de don à la société», ajoute-t-elle.
La Fondation pour l’enfance Starlight, basée à Dorval, emploie 21 personnes. Elle affiche pour 2022 une rémunération dans la fourchette de 250 000 $ à 300 000$ et deux autres dans celle de 160 000 $ à 200 000$.
La directrice des finances, Linda Stroude, explique à son tour que l’organisme «utilise des études de compensation réalisées à travers notre industrie pour nous assurer que les salaires sont compétitifs et pour tenir compte du contexte de la pandémie, alors que les salaires étaient en hausse».
Les Industries Goodwill Renaissance Montréal inc. versent un salaire dans la tranche de 200 000 à 250 000 $. «Nous avons eu recours à plusieurs ressources externes expertes en matière de rémunération et de compétitivité», écrit le président du conseil d’administration, Yvon Arsenault. Invoquant «un marché de l’emploi hautement concurrentiel». Renaissance emploie près 4400 personnes à temps plein et partiel, de loin la plus importante force de travail des organismes mentionnés ici.
Le CHSLD privé conventionné The Wales Home, à Cleveland, en Estrie, a versé selon son T3010 de 2023 une rémunération entre 200 000 $ et 250 000 $ et une autre entre 160 000 $ et 200 000$. Cette institution emploie environ 200 personnes à temps plein et partiel. Sa directrice générale Brendalee Piironen affirme que «tous les salaires des employés, y compris les cadres, sont déterminés par le MSSS (ministère de la Santé et des Services sociaux) pour le CHSLD Wales Inc. puisque nous avons un contrat avec le CIUSSS de l’Estrie CHUS».
Or, une vérification auprès du MSSS nous apprend toutefois que le poste de directeur général de ce CHSLD, conventionné en mars 2023, a été classé par le ministère au niveau H4, dont l’échelle se situe entre 106 805 $ et 146 964 $, soit bien en deçà de celle de 200 000 $ à 250 000 $. Son porte-parole, Francis Martel, explique que «la rémunération des dirigeants peut être bonifiée en fonction de revenus supplémentaires pour lesquels le MSSS n’est pas lié (donations, lits privés, etc.)», ce qui est le cas ici.
Nos recherches ont permis d’identifier deux OBE dontla nature de leurs activités exige la présence de gestionnaires issus du secteur privé. Le T3010 2023 de L’Atelier la flèche de fer inc. (groupe AFFI logistique) fait état d’une personne rémunérée dans l’échelon 250 000 $ à 300 000 $, une autre dans la fourchette de 200 000 $ à 250 000$ et une troisième dans la tranche 160 000 $ à 200 000 $. AFFI emploie plus de 750 personnes, pour la plupart des personnes ayant des limitations fonctionnelles physiques ou intellectuelles qui travaillent dans cinq usines d’emballage, d’assemblage et de remise à neuf d’équipements dans divers secteurs.
Ce groupe de grandes PME a reçu pour 2023 une subvention de 13,3 millions $ entièrement remise aux employés ayant des limitations, salaires que l’entreprise a bonifiés de 3 millions $ à partir des revenus de ses activités commerciales. Hugues Mousseau, du conseil d’administration, explique qu’on cherche «des gestionnaires du secteur privé qui ont l'habitude de gérer des PME d'envergure avec un contexte d'accompagnement qui est différent pour ce type d'employés.» La totalité des salaires de la direction est financée par les revenus générés par les activités commerciales. «Ce ne sont pas des fonds publics, ni des dons (AFFI ne recueille pas de dons). Nous ne sommes pas dans une dynamique d'appropriation de fonds publics ou de dons du public», insiste-t-il.
Axia Services, qui rapporte un salaire dans la fourchette de 160 000 $ à 200 000 $, emploie 771 personnes aussi aux prises avec des limitations physiques ou intellectuelles. Elle aussi paye ses dirigeants et bonifie les salaires subventionnés de ses employés à partir des revenus de ses activités commerciales dans les secteurs de l’entretien ménager, de la sécurité et de l’emballage.
Les OBE suivants œuvrant en «lutte contre la pauvreté» qui ont répondu à notre demande d’explications n’ont qu’une seule personne dont la rémunération se situe dans la tranche de 160 000 $ à 200 000 $.
L’un d’eux est Moisson Montréal, qui emploie environ 65 personnes. «L’établissement de la grille de rémunération est le fruit d’une démarche rigoureuse de balisage qui est réalisée annuellement auprès d’un bassin de pairs constitué de 11 organismes de taille comparables à l’échelle du Canada», explique Hugues Mousseau, qui siège aussi sur ce conseil d’administration. Il fait valoir que Moisson Montréal est la plus grande banque alimentaire au Canada et gère, en plus de ses employés, quelque 5000 bénévoles.
La Mission Old Brewery, qui emploie plus de 350 personnes, verse également une rémunération dans la tranche ministérielle. Le président du conseil d’administration, Louis Audet, nous dit que celle-ci «a été approuvée par le Conseil d'administration sur recommandation du Comité de gouvernance et du Comité des ressources humaines, basé sur un processus de gouvernance rigoureux qui tient compte des données du marché». Il invoque «l'équité interne et externe» ainsi que «la complexité des opérations et l'ampleur des budgets à gérer.»
La Fondation Mira a atteint pour la première fois en 2022 la fourchette de 160 000$ à 200 000$. «Notre directeur général est l’un des entraîneurs les plus reconnus au Canada et aux États-Unis», explique Philippe Angers, président du conseil d’administration. Il ajoute à son tour que cette rémunération est le fruit de comparatifs et qu’«on est vraiment dans le bas de l'échelle».
La rémunération ne doit cependant en aucun cas porter ombrage au travail de ces organismes qui, avec l’ensemble des OBE œuvrant en lutte contre la pauvreté, s’occupent des laissés pour compte qui échappent aux mailles du filet social des gouvernements.
«Dans l'avenir, on aura de plus en plus besoin de ces organismes, à mesure que la polarisation des richesses s'accroît, pour défendre des intérêts des plus pauvres ou d'aller faire une place pour les sans-abris», prédit Sylvie St-Onge. «On veut quelqu'un de compétent à la tête de ces organismes, mais beaucoup plus en termes de comportement qu’en expertise. Un bon mobilisateur qui n’est pas là pour se remplir les poches.»
Les quelque 3500 OBE qui demeurent sur la liste de l’ARC et leurs dizaines de milliers d’employés et de bénévoles ne pourraient disparaître sans entraîner une catastrophe humanitaire majeure. L’objectif de cette analyse était simplement de jeter un éclairage sur les quelques exceptions en termes de rémunération dans ce secteur où l’on peine à embaucher et à retenir des employés.
Voici les organismes qui n’ont pas répondu à La Presse Canadienne, leur nombre d’employés et de personnes rémunérées au-delà de 160 000$:
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* La rémunération rapportée à l’ARC comprend les salaires, commissions, allocations, etc. ainsi que la valeur des avantages qui leur sont accordés.
** La rémunération du premier ministre Legault et de ses ministres inclut l’indemnité comme député et l’indemnité additionnelle de premier ministre et celle des ministres. Cette rémunération a été portée en mars 2023 à 208 200 $ pour le premier ministre et à 177 732 $ pour ses ministres (une hausse d’un peu plus de 6 %). La hausse de 30 % votée en juin dernier a porté la rémunération du premier ministre à 270 120$ et celle de ses ministres à 230 591, mais les T3010 des organismes vérifiés ne vont pas au-delà de mars 2023.
*** Le nombre d’OBE québécois dans cette catégorie se chiffrait à 3692 lorsque la vérification s’est amorcée en juin 2022 et à 3469 en novembre 2023. Nous avons exclu toutes les fondations privées et publiques. La Fondation One Drop, la Fondation Starlight, la Fondation KBF Canada et la Fondation Mira ne sont pas des fondations au sens de la Loi sur l’impôt en raison de leur structure financière et de leurs activités, mais bien des «œuvres de bienfaisance enregistrées» utilisant le terme fondation dans leur raison sociale.