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Incursion dans le quotidien des gestionnaires de communauté, ces travailleurs de l’ombre qui assistent à une intensification de la haine en ligne depuis le début de la pandémie.
Chaque jour, leurs yeux épient les écrans à la recherche de commentaires. Leur pouce s’active sur leur téléphone et parcourt des kilomètres de publications et de messages Facebook, Instagram et TikTok. Parfois, la cadence ralentit à la vue d’un «Bonne journée». Mais bien souvent, c’est en croisant des insultes, des propos discriminatoires ou des messages haineux que leur doigt s’immobilise.
Bienvenue dans le quotidien des gestionnaires de communauté, ces travailleurs invisibles, qui voient tout. Ces réceptacles à émotions qui filtrent les messages sur les médias sociaux et par le fait même, qui assistent à une intensification de la haine en ligne depuis le début de la pandémie.
Voyez les témoignages de trois gestionnaires médias sociaux dans la vidéo qui accompagne ce texte.
Les gestionnaires de communauté surfent, depuis le début de la pandémie, sur des vagues de commentaires, esquivant habilement les tsunamis au nom des compagnies qu’ils représentent, et évitant le naufrage.
«Worst émission au qc actuellement»
«Regarde moé ça la cr*** de molle»
«Une cr*** de perte de temps»
David Trang, consultant médias sociaux à son compte depuis cinq ans, lit quelques-uns des commentaires reçus dernièrement sur les plateformes sociales des marques pour lesquelles il travaille. Il rit jaune. «C’est décourageant, quand même», lance-t-il en se prenant la tête d’une main.
«Depuis le début de la pandémie, j'ai remarqué une hausse de commentaires désobligeants, estime celui qui gère des comptes médias sociaux depuis 2013. J'ai l'impression que les gens sont plus à fleur de peau ou sont plus susceptibles de dire davantage ce qu'ils pensent sans se préoccuper des répercussions.»
En plus d’accompagner des artistes et des agences de publicité dans leur stratégie médias sociaux, M. Trang se spécialise actuellement dans le domaine télévisuel, principalement en téléréalité. L’île de l’amour, Big Brother Célébrités et Occupation Double, pour ne nommer que celles-là, sont des productions pour lesquelles il a mis en œuvre des tactiques sociales et numériques. Un domaine en constante évolution qui suscite, sans surprise, de fortes émotions du public.
«C'est certain qu’un aussi grand volume de commentaires, ça peut devenir un peu aliénant pour nous au quotidien, admet-il. C'est difficile parce que parfois, il y a des commentaires qui nous interpellent, qui allument quelque chose en nous, qui confrontent nos valeurs. Parfois je me dis que si je pouvais répondre en mon nom, je le ferais.»
Photo: David Trang, consultant médias sociaux
Camille Alloing, professeur au département de communication sociale et publique de l'Université du Québec à Montréal (UQAM), dirige actuellement différents groupes de discussion avec des gestionnaires de communauté à travers la province. Cette tension croissante sur les médias sociaux, palpable depuis maintenant deux ans, est ressentie par bien des «travailleurs du clic», comme il les surnomme dans son projet de recherche en cours.
«La pandémie a engendré un volume d'interactions beaucoup plus élevé puisque plusieurs de nos échanges se font maintenant virtuellement», constate-t-il.
«De nouvelles habitudes ainsi que de nouvelles manières de communiquer et de se socialiser se sont développées en ligne. Sur certains sujets, il y a moins de retenue. Les interactions sont devenues de plus en plus intenses.»
Quotidiennement, ces travailleurs de l’ombre, obstrués par les écrans, sont à un Enter de recevoir un message offensant.
Clic. Une droite reçue de plein fouet. Clic. Un crochet imprévu. Clic. Un coup de pied dans les côtes.
Élise Robillard, qui, jusqu’à récemment, occupait le rôle de gestionnaire médias sociaux dans le monde du sport, a traité son lot de haine en ligne au cours de sa jeune carrière.
«Je travaillais pour les Canadiens de Montréal quand P.K. Subban a été échangé, et le nombre de commentaires qu’on a reçus, c'était hallucinant, se rappelle celle qui cumule environ huit ans d’expérience en médias sociaux. Je ne me souviens pas avoir vu quelque chose d'aussi intense, ce n'était pas gérable.»
«À un moment, tu dois prendre une grande respiration et passer par-dessus. Normalement, c’était le moment où j'allais me chercher un café.»
Après trois ans au sein de la Sainte-Flanelle, Mme Robillard a occupé des fonctions similaires pour RDS pendant quatre ans. Bien que le sport soit, de prime abord, positif, cela «va chercher le meilleur et le pire de chacun», juge-t-elle.
«C’est rare que les commentaires soient adressés à toi personnellement, mais c'est quand même toi qui les reçois au nom de ton organisation, explique Mme Robillard. Ça peut être très, très lourd à porter.»
«On publiait parfois des articles sur des femmes en sport. Par exemple, tout le monde a une opinion sur Eugenie Bouchard, mais quand tu es une femme, et que tu lis certains commentaires, parfois, c’est vraiment difficile.»
Pour M. Alloing, la question de la déconnexion est au centre de leur réalité. Comment fait-on pour rentrer chez soi, le soir, et se déconnecter de toutes ces émotions reçues et gérées à la pièce?
«J'ai tendance à appeler les gestionnaires de communauté, des “interfaces émotionnelles”, précise-t-il. Cette émotion, soit vous l'accueillez, soit vous l’intériorisez. Certains nous confient qu’ils se sont mis à la boxe depuis qu'ils exercent ce métier-là.»
«D’autres se “désaffectent”, ajoute M. Alloing. Ils vont partager entre eux les pires commentaires qu'ils ont reçus durant la journée. Puis, ils vont rigoler des personnes qui font ça.»
Annie Robitaille navigue dans l’univers des médias sociaux depuis cinq ans. Lorsqu’elle travaillait en agence, son temps était divisé entre de la gestion de communauté, de la production de contenu et de la rédaction Web, notamment.
Ce partage de tâches lui permettait d’alléger grandement son quotidien puisqu’elle n’était pas dédiée à temps plein à la gestion de communauté.
«J’ai géré les plateformes du ministère de l'Immigration, et on peut s’imaginer le genre de commentaires que certains laissent en lien avec l'immigration», raconte-t-elle.
«J’aurais aimé qu'il y ait plus de mesures en place en général. Par exemple, certaines entreprises incitent les gestionnaires de communauté à alterner entre les tâches, indique celle qui a œuvré pour des comptes comme l’épicerie Metro, les Rôtisseries St-Hubert, McDonald’s et Vachon. Les gens se rendaient compte que travailler 40 heures par semaine, seulement en gestion de communauté, avait vraiment un impact sur le moral. Les effets se faisaient ressentir s'il n'y avait pas une alternance ou une limite d'heures allouées à la gestion de communauté durant une semaine.»
Si vous travaillez dans l’univers du numérique au Québec, vous avez probablement entendu parler de ces deux groupes Facebook qui réunissent plusieurs professionnels du milieu, soit Professionnel.les des médias sociaux et du web du Québec et Discussions entre GC / CM du Québec.
À défaut d’être dotés d’une association professionnelle au Québec, qui, par définition, défend les intérêts de ses membres, les différents acteurs du numérique et des médias sociaux peuvent solliciter l’aide de leurs pairs par le biais de ces regroupements informels.
Bien que les questions de nature technique et pratique dominent ces groupes, ceux-ci permettent de créer des liens entre les gestionnaires médias sociaux oeuvrant au sein d’industries similaires.
«L'année dernière, je travaillais pour une téléréalité, et il y avait beaucoup de commentaires négatifs sur nos publications. Je me demandais si c’était normal, et ça m’a apaisé de pouvoir en discuter avec la personne qui gérait une téléréalité compétitrice», se souvient M. Trang, qui avait lancé un appel à tous sur un de ces groupes.
Connectés toute la journée avec le public, les gestionnaires médias sociaux ressentent également le besoin de se connecter entre eux, selon M. Alloing.
«Ce côté humain, c'est en partie ce qui motive ce métier-là, particulièrement quand on est en interaction avec le public, indique-t-il. Redonner plus d'interactions humaines directes entre ces professionnels-là, ça peut être une bonne stratégie.»
«J'ai espoir que plus le métier va être connu, plus il va y avoir de mesures mises en place par les clients ou par les patrons pour que les gestionnaires médias sociaux ne se sentent pas pris au cou par l'intensité des messages plus haineux ou plus difficiles», conclut pour sa part Mme Robitaille.
Alors, une association professionnelle des travailleurs en médias sociaux au Québec, c’est oui ou c’est non?