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Économie

Des experts ont des réserves face au plan de lutte contre la fraude des conservateurs

Le chef du Parti conservateur, Pierre Poilievre, se fait enlacer par une sympathisante alors qu'il arrive pour prendre la parole lors d'un arrêt de campagne électorale à Montréal, le mardi 15 avril 2025.
Le chef du Parti conservateur, Pierre Poilievre, se fait enlacer par une sympathisante alors qu'il arrive pour prendre la parole lors d'un arrêt de campagne électorale à Montréal, le mardi 15 avril 2025.
/ La Presse canadienne

Des experts interrogés par La Presse canadienne se sont montrés assez sévères sur les propositions faites mardi par le chef conservateur Pierre Poilievre pour contrer la fraude visant les aînés.

Ajoutant un clou à sa construction de l’image d’un Canada aux prises avec une criminalité débridée et intolérable, M. Poilievre a promis d’obliger les banques et entreprises de téléphonie cellulaire à déployer des systèmes de détection des fraudes. Du même coup, il entend les obliger «à signaler et à bloquer en temps réel les activités suspectes, y compris les transferts d'argent inhabituels ou suspects, les messages répétés d’hameçonnage et les appels téléphoniques non sollicités, en imposant de lourdes pénalités en cas de non-respect de ces règles».

L’installation de tels systèmes est techniquement possible, confirme Benoît Dupont, expert en cybercriminalité à l’École de criminologie de l’Université de Montréal. «Ce n'est jamais simple ces choses-là, mais c'est tout à fait possible. Monsieur Poilievre et son équipe n’ont rien inventé: il y a des pays qui ont déjà implanté ce type de système, l'Australie, Singapour, le Royaume-Uni aussi.»

Pourquoi se limiter aux aînés?

«D'ailleurs, ça ne devrait pas se limiter aux comptes des aînés, ajoute-t-il, parce que les fraudes, ça touche toutes les tranches de la population. Mais bon, on voit bien qu’en choisissant les aînés, il veut probablement faire apparaître le problème comme ciblant une tranche de la population qui semble particulièrement vulnérable.»

Le chroniqueur spécialisé en technologie Bruno Guglielminetti abonde dans le même sens en matière de faisabilité. «Android le fait déjà avec sa fonction Scam Detection, son nouvel outil anti-arnaque téléphonique. Il s'agit d'une fonctionnalité boostée par l'intelligence artificielle et qui fonctionnera avec l'application téléphone de votre appareil.»

Il soulève toutefois un autre genre d’enjeu. «Mais il faudra mettre en place un système qui sera intrusif pour déterminer les appels reçus et ensuite monitorer les appels pour y détecter des "patterns" de fraude. Est-ce que les Canadiens veulent ça?», s’interroge-t-il. 

Protection de la vie privée

Alina Maria Dulipovici, professeure spécialisée en cybersécurité au Département de technologies de l'information des HEC, abonde dans le même sens. «Si on a un système de surveillance, qui dit que dans le fond, ce système essaie juste de détecter les fraudeurs? Je comprends la logique de ça, mais qui dit que ce système ne sera pas utilisé de façon abusive pour empiéter sur la vie privée des gens?»

«Ce qui est plus un enjeu, confirme le professeur Dupont, c'est de quelle manière ces systèmes-là sont compatibles avec nos lois sur la protection des renseignements personnels et de la vie privée parce que ça implique parfois d'analyser des données qui pourraient être perçues par certaines personnes comme étant très intrusives.»

Il apporte toutefois une nuance importante. «Face au préjudice individuel et collectif que l'on subit du fait des fraudes en ligne, on pourrait se demander si on ne pourrait pas dans ce cas exceptionnel avoir une tolérance un petit peu plus grande au partage de renseignements personnels pour permettre de mieux combattre et prévenir la fraude en ligne étant donné le préjudice collectif massif qu'elle représente pour la société canadienne. On parle de milliards de dollars de pertes», rappelle-t-il.

Organisme de contrôle

Il faudrait donc créer, selon la professeure Dulipovici, «un moyen pour contrôler ce que les compagnies vont faire. C'est bien beau de mettre des amendes, mais qui va contrôler? Si M. Poilievre pense à mettre un tel système de détection, d'identification – et si tout ça se fait en temps réel, ça va augmenter aussi la difficulté, la complexité de cette solution technique – s’il n’y a personne, s'il n’y a pas de cadre pour vérifier, réglementer, monitorer, s'assurer que tout est respecté, soit les entreprises vont faire du n'importe quoi, soit carrément elles ne vont rien faire parce qu'il n’y a personne pour leur taper sur les doigts.»

Ce déploiement technologique représente aussi des coûts qui, selon elle, seront inévitablement refilés aux consommateurs, et ce, à perpétuité. «N’oublions pas que c'est la job des cyberpirates et des cybercriminels de constamment trouver autre chose. Ils sont le moteur qui pousse la découverte, l'innovation et nous, on est en mode rattrapage. Donc, même s’il y a présentement une solution technique qui pourrait répondre à ce problème, cette solution va juste pousser les cybercriminels à trouver une autre façon de contourner la loi et je ne sais pas à quel point on est vraiment techniquement capable de suivre cette course.»

Un autre élément de la proposition est un «Protocole de protection des transactions des aînés, c’est-à-dire un délai obligatoire de 24 heures pour les transactions à haut risque sur les comptes des aînés - ou sur les comptes de toute autre personne qui demande une telle protection - pendant lequel un appel de vérification et un contrôle de la fraude doivent avoir lieu.»

Blocage préventif

Sur cette proposition de blocage préventif pour 24 heures, Mme Dulipovici estime qu’il faudra des systèmes dotés d’une forte capacité de discrimination. «Ça risque d’identifier des transactions qui ne doivent pas être bloquées ou qui ne pourront pas être réalisées à cause du fait que le compte est bloqué. C'est ça qui crée beaucoup de stress, d'anxiété pour la personne âgée.»

D’où la nécessité, renchérit Benoît Dupont, de bien calibrer les outils d’interception. «Ce qu'on veut bloquer, ça me paraît un peu extrême parce que je pense que les gens n'aiment pas trop être bloqués quand ils cherchent à faire des transactions. Mais ce qu'on peut faire très facilement par contre, c'est ralentir les activités suspectes pour que les gens aient le temps de retrouver un peu leurs esprits et puis qu'on ait le temps de les appeler pour leur demander s'ils sont bien certains qu'ils veulent faire ce type de transaction et puis qu'ils sont certains qu’ils ne se font pas frauder.»

«Ces activités suspectes correspondent à des schémas qui sont assez connus et assez répandus, donc ce n'est pas si compliqué que ça en a l'air et c'est là qu’on se demande pourquoi on ne l’a pas fait plus tôt si c'est si simple.»

Les banques disent être actives

L'Association des banquiers canadiens (ABC) n'avait pas encore préparé de position face à ces obligations que souhaite lui imposer les conservateurs lorsque La Presse Canadienne a sollicité sa réaction, mais a laissé entendre dans son courriel de réponse que ses membres en font déjà beaucoup: «Les banques canadiennes accordent une priorité absolue à la protection de la population, notamment les aînés, contre la fraude et les arnaques. À cette fin, les banques collaborent entre elles, et avec les organismes de réglementation, les corps de police et tous les paliers de gouvernement au partage des pratiques exemplaires et des renseignements susceptibles de contrer les arnaques et la fraude, qui ne cessent de se complexifier.»

L’ABC pointe vers «l'alliance contre les arnaques» formée d’intervenants provenant notamment des secteurs financier, des télécommunications, des plateformes numériques, des organismes d’application de la loi et des agences gouvernementales comme démonstration de ses efforts de lutte contre les menaces d’arnaques. Elle insiste aussi sur le fait que ce sont les canaux de télécommunication et les plateformes numériques et non les institutions financières qui sont responsables de la majorité des arnaques et que ses membres se conforment au Code de conduite pour la prestation des services bancaires aux aînés qui prévoit que «les banques s'efforcent d'atténuer les préjudices financiers potentiels pour les aînés».

Viser plutôt Meta

Sans surprise, la proposition conservatrice, comme toutes celles touchant la criminalité, est assortie de nouvelles peines plus lourdes d’emprisonnement obligatoire, d’amendes très salées, mais tous les experts n’y voient que tapage pour épater la galerie. «Est-ce qu’il a regardé le profil de fraudeurs? se demande Alina Maria Dulipovici. La majorité ne sont même pas au Canada. Puis on a des nombreux groupes qui sont soutenus par des États-nations qui sont vraiment des groupes terroristes. Il y a également des mercenaires qui travaillent et qui ne savent même pas pour qui ils travaillent. C'est tellement un marché noir que je ne sais pas à quel point c'est faisable de trouver le fraudeur puis lui donner l'amende nécessaire.» 

Benoît Dupont, lui, invite plutôt Pierre Poilievre à se tourner vers un coupable atteignable. «C'est probablement une proposition assez futile et qui est destinée à essayer de montrer qu'on veut être extrêmement sévère et répressif. Ce qui serait peu plus intéressant si on veut imposer des sanctions dissuasives, ce serait peut-être de voir si on ne devrait pas donner des amendes à des entreprises comme Meta qui facilitent à grande échelle la commission de ce type de fraude en diffusant des publicités qui mettent en contact les fraudeurs avec les victimes. Si on veut vraiment être répressif et faire peur, c'est peut-être vers les plateformes numériques qu'on devrait diriger ce type de mesures plutôt que vers des fraudeurs à l'étranger qui seront assez peu réceptifs à cette sévérité, même si elle paraît très bien en temps en période électorale.»

En conclusion, la professeure Dulipovici se félicite de voir cette question portée sur la place publique, mais ne manque pas de reproches à l’endroit des conservateurs. «Il faut commencer à mettre en place des idées d'encadrement, mais définitivement les idées qu’ils mettent de l'avant ne sont pas réfléchies jusqu'à la fin, c'est-à-dire jusqu'à l'opérationnalisation puis la faisabilité réelle de tout ça. Je ne veux pas non plus dire que c'est de la pensée magique. Quelque part, faut ouvrir le débat et commencer à en parler, à lancer des idées même si elles sont farfelues. Ça fait partie d'un débat qui ultimement va arriver à sortir les bonnes idées. C’est un premier pas nécessaire, mais pour moi c'est incomplet au niveau de l'opérationnalisation. Il manque des idées, il manque de points.»