Début du contenu principal.
Près d'un jeune adulte québécois sur deux dit vivre de l'isolement. Facile, briser la solitude?
Près d’un jeune de 18-24 ans sur deux vit de l’isolement au Québec, selon les données de l’Institut national de santé publique du Québec. J’étais dans un autobus bondé quand mon collègue m’a envoyé cette statistique qui aura servi de base à notre dossier sur la santé mentale des jeunes.
En regardant autour de moi en ce froid lundi soir de janvier alors que l’autobus s’engouffrait sous un viaduc montréalais, une réflexion me traverse l’esprit: statistiquement, plusieurs des personnes autour de moi se sentent seules. Pourtant, personne ne s’adresse la parole, tout le monde a les yeux rivés sur son téléphone ou regarde dans le vide, concentré sur la musique ou le balado qui joue dans ses écouteurs.
Comment faire pour briser cette solitude qui se manifeste même lorsque nous sommes entassés comme des sardines dans l’autobus le plus bondé? Je me suis donné pour défi de saluer toutes les personnes que je croiserai en me promenant à Montréal pendant une heure.
J’étais bien motivé au moment de proposer l’idée à mes collègues, mais je regrettais un peu de m’être mis dans cette situation quand le temps de réaliser l’expérience est venu. Je me considère extraverti, je n’ai jamais eu de difficulté à aborder les gens. Mais on dirait que toute ma vie j’avais une raison d’aller vers le monde. Cette fois-ci, je n’en avais pas.
Mais qu’est-ce que je vais leur dire? Vais-je passer pour un creep? Faire face à des personnes hostiles? Être humilié par le rejet répété de mes concitoyens?
L’approche de l’heure de tombée aidant, j’ai laissé ces questionnements derrière moi, j’ai pris mon courage à deux mains et je suis sorti de mon appart pour débuter ma quête.
À l’arrêt d’autobus au coin de chez moi, une fille attend l’autobus avec ses écouteurs. J’essaie d’avoir un contact visuel avec elle, mais sans succès. Son regard reste planté dans le vide, nous n’aurons pas d'interaction. Mon expérience débute avec un échec.
J’embarque à bord du bus, mi-vide en ce mardi après-midi. Un gars d’à peu près mon âge est assis devant moi. Il porte lui aussi des écouteurs. Lorsqu’on a un bref contact visuel, il détourne le regard avant que je ne puisse tenter de le saluer.
Les transports en commun ne sont définitivement pas les meilleurs endroits pour aborder des inconnus. C’est peut-être en partie en raison du sentiment d’insécurité dans les bus et métros qui grandit au moment où les incidents violents semblent à la hausse dans le réseau.
Un sentiment encore plus présent chez les femmes qui sont souvent victimes de harcèlement dans les transports publics, au point où une tendance en pousse certaines à couvrir leur tenue d’un vêtement large pour éviter de se faire harceler. Dans ce contexte, je les comprends d’être méfiantes si un homme inconnu s’adresse à elles dans le métro.
J’aurais alors été confronté au phénomène de la foule solitaire, m’apprendra plus tard le professeur de sociologie à l’Université Concordia, Jean-Philippe Warren. En sociologie, l’expression fait référence à l’impression d’être sans contact avec les autres même lorsque nous sommes entourés de gens.
Ce phénomène n’a cependant pas que du négatif, puisqu’il offre une grande sensation de liberté, si on se compare aux sociétés tricotées serrées d’autrefois.
«Ce genre de localités où tout le monde s’espionnait, où tout le monde se surveillait, ce sont des sociétés très oppressantes», explique-t-il.
«Le moindre écart de conduite est automatiquement jugé et la dissidence est vue comme quelque chose qu’il faut réprimer.»
«Le fait de vivre dans des agglomérations où il y a beaucoup de solitude, ça veut dire qu’il y a des aires où les gens peuvent se cacher à la vue de tous et de toutes», poursuit-il en donnant comme exemple une certaine émancipation qu’on peut vivre dans le métro si personne ne nous juge sur notre habillement ou notre manière d’être.
Toutefois, cet individualisme peut empêcher la création de relations sociales chaleureuses et directes, estime-t-il.
Arrivé au métro Laurier, je descends l’escalier roulant et glisse un «pardon» poli à une dame, pour qu'elle se tasse du milieu de l’escalier afin que je la dépasse par la gauche. J’aurais normalement continué mon chemin, mais je me suis retourné en lui disant «merci beaucoup, bonne journée».
Visiblement surprise, elle me rend la pareil avec un grand sourire.
«À vous aussi!», me lance-t-elle.
Cette dame était plus âgée et selon ma petite expérience non scientifique, les gens plus vieux avaient tendance à être plus accessibles. Ils étaient moins sur leur cellulaire, avaient moins tendance à avoir des écouteurs et se montraient plus sympathiques lorsque abordés.
En m’éloignant d’elle sur le quai, je me dis que je suis peut-être la seule personne à qui elle parlera aujourd’hui. Elle est certainement la première inconnue à qui je souhaite une bonne journée dans le métro. Ce sourire complice entre deux inconnus de génération différente me galvanise et me redonne espoir en mon expérience. Il me reste une quarantaine de minutes pour multiplier les rencontres.
À VOIR ÉGALEMENT | La solitude, «épidémie silencieuse» chez les jeunes:
Dans une librairie de l’avenue du Mont-Royal, je suis de nouveau confronté à la difficulté de ma démarche. Il n’y a que deux clientes dans le magasin en ce mardi après-midi et elles sont très concentrées à bouquiner. J’essaie de m’approcher d’elles pour les saluer, mais j’abandonne – je ne veux pas avoir l’air de les suivre ou de les importuner.
En sortant de la librairie, je me rappelle le défi de la «thérapie par le rejet», qui consiste à approcher des inconnus avec des demandes absurdes afin de vaincre sa peur du rejet.
Je me dis que juste dire bonjour ce n’est pas si pire comparé à ça.
Au final, j’aurai abordé une vingtaine de personnes sur les trottoirs, dans des commerces et dans les transports en commun au cours de mon expérimentation. Les gens qui m’ont complètement ignoré se comptent sur les doigts d’une main. Avec la plupart des gens, mon expérience se sera résumée à un simple bonjour qu’ils m’ont renvoyé quand je les ai abordés en les croisant, un peu à la manière dont on se salue lors d’une randonnée.
Reste qu’en ville, cette pratique est moins courante et les gens semblaient surpris — pour la plupart agréablement surpris — qu’un inconnu leur adresse la parole.
Les seules deux vraies conversations que j'ai eues au courant de l’heure ont eu lieu lorsque j’ai forcé un peu la conversation en abordant des gens avec un sujet particulier.
Il y a ce monsieur au parc Lafontaine qui regardait les chiens jouer dans le parc à chien avec qui j’ai échangé quelques mots sur les prouesses des bêtes qui couraient après leur bâton.
Puis, il y a ce groupe de filles que j’ai abordé dans une friperie sur Mont-Royal en leur demandant si elles pensaient que la casquette que je venais de dénicher me faisait bien.
«Je n’ai pas vraiment une tête à chapeau», je leur ai dit.
«Ben non, elle te va bien», m’a répondu l’une d’entre elles.
«L’important, c’est comment toi tu te sens. Si toi tu l’aimes, tu vas être bien dedans», me répond l’autre.
Ironiquement, après une heure à chercher à attirer l’attention des gens, une des seules personnes avec qui j’aurai réellement échangé me recommande de me foutre de l’opinion des autres et de vivre ma vie comme je l’entends.
Lorsque je raconte cette anecdote au sociologue Jean-Philippe Warren, il me confirme que c’est une des belles conséquences de l’individualisme.
«Vous pouvez être en rupture complète avec la société, c’est correct, on doit respecter ça, lance-t-il. C’est votre liberté de pensée, votre liberté de croyance, votre liberté de parole.»
En souvenir de cette leçon de vie, j’ai acheté ladite casquette des Expos.