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Éric Martel, qui avait quitté Bombardier en mai 2015 pour Hydro-Québec, a affirmé qu’il ne s’attendait pas à l’abandon définitif du projet dans les mois suivant son départ.
Éric Martel, qui a mis le programme de développement de l’avion de luxe Learjet 85 en pause en janvier 2015 alors qu’il était président de la division des avions d’affaires de Bombardier, était convaincu que cette pause durerait deux ans, comme il l’avait recommandé, et que le programme serait remis en marche plutôt que complètement abandonné.
M. Martel, qui est revenu comme président et chef de la direction de Bombardier en 2020 après avoir dirigé Hydro-Québec durant cinq ans, était à la barre des témoins, mercredi en Cour supérieure à Montréal, pour défendre les gestes de l’avionneur, qui est poursuivi par deux de ses fournisseurs, Comer Group Industries et la société française AviaComp.
Bombardier avait construit une usine à Querétaro, au Mexique, en 2010, pour y fabriquer le fuselage du Learjet 85 et Cormer avait obtenu de l’avionneur québécois un contrat pour lui fournir des composantes. Bombardier avait exigé de la firme aéronautique de Winnipeg qu’elle produise ces composantes à Querétaro et Cormer avait inauguré son usine le 14 janvier 2015 de l’autre côté de la rue de celle de Bombardier. Plusieurs représentants de Bombardier avaient eux-mêmes participé à l'inauguration, mais dès le lendemain, le 15 janvier 2015, la multinationale québécoise annonçait la «mise sur pause» du projet Learjet 85 puis, en octobre 2015, mettait définitivement le projet au rancart, abandonnant du même coup ses fournisseurs.
Cormer réclame 12,4 millions $ avec intérêts de Bombardier en compensation, tandis que AviaComp réclame 4,2 millions $ avec intérêts. Dans ce dernier cas, la firme française avait déjà fabriqué des pièces pour l’appareil.
Éric Martel, qui avait quitté Bombardier en mai 2015 pour Hydro-Québec, a affirmé qu’il ne s’attendait pas à l’abandon définitif du projet dans les mois suivant son départ, au contraire: «En toute bonne foi, selon mon expertise à moi et celle de mes équipes, quand j’ai quitté on avait tous la conviction qu’avec une pause de deux ans, on avait les gens, l’argent pour réussir à développer le (Learjet 85) et de mettre un appareil en service en 2017 et (une version améliorée) en 2020.»
M. Martel témoignait au lendemain du passage du président du conseil d’administration de Bombardier, Pierre Beaudoin, à qui l’avocat de Cormer, Me Alexander De Zordo, avait soumis un plan stratégique de 2012 dans lequel les scénarios de mise sur pause et d’abandon du projet étaient évoqués. M. Beaudoin avait toutefois soutenu n’avoir jamais été mis au courant de scénarios de pause avant une réunion du conseil d’administration en octobre 2014 où Éric Martel avait soumis cette hypothèse parmi d’autres, sans toutefois en faire une recommandation à ce moment.
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Éric Martel, lui, dit ne pas avoir pris connaissance de ce plan. À son arrivée en poste comme président de la division des avions d’affaires, en janvier 2014, le projet en cours suivait un plan stratégique prévoyant son développement et la mise en service d’un premier modèle en 2017 et d’un second, plus sophistiqué, en 2020. L’entreprise croyait toujours à une reprise des ventes d’avions dans la catégorie «light aircraft», à laquelle appartenait le petit appareil de luxe, qui devait se détailler 17 millions $ pièce. Avant la crise économique de 2008-09, ce marché atteignait 200 appareils par année. Mais depuis 2009, ce marché n’a jamais dépassé les 50 appareils vendus par année, soit le nombre total que Bombardier espérait vendre.
Éric Martel s’est rapidement rendu compte que le plan d’affaires, qui visait 50 ventes par année, ne tenait pas la route: «Ce marché n’est jamais revenu. Il est resté à 50 appareils (…) C’était un peu mystérieux pour moi et pour l’industrie», a-t-il déclaré au juge Thomas Davis.
Bombardier, qui s’attendait à recevoir des commandes pour le Learjet 85, n’en avait reçu aucune en 2013 et ne devait en recevoir aucune en 2014 non plus, le pire scénario imaginable qui faisait fi de toutes les prévisions.
«Honnêtement, cette catégorie-là a complètement bouleversé nos modèles et nos compréhensions du marché, de ce qui est arrivé historiquement», a-t-il soupiré.
Éric Martel a dû se pencher, peu après son arrivée, sur des scénarios de pause et d’abandon, mais il préférait le premier, une préférence qu’il avait exprimée dès le mois de juillet 2014 dans un courriel à un collaborateur, où il écrivait: «Je pensais au scénario pause. Je me disais que si on gardait une cinquantaine de personnes clés pour pouvoir protéger le programme et continuer de faire des améliorations au produit comme, par exemple, la réduction de poids (…) On pourrait probablement s’en sortir au total avec environ 30 millions en 2015 et 30 millions en 2016».
Pourtant, a-t-il témoigné, l’entreprise n’était pas encore rendue là. Bombardier entendait toujours produire l’appareil et a notamment demandé en septembre 2014 à ses fournisseurs de réduire leurs prix, demande qui a été accueillie par «une fin de non-recevoir», a-t-il reconnu.
À la fin du mois suivant, peu après que son patron Pierre Beaudoin eut soutenu en entrevue que le Learjet 85 était toujours dans les plans malgré un marché incertain, des scénarios différents étaient présentés au conseil d’administration, allant du maintien du programme comme tel à l’abandon, en passant par la recherche d’un partenaire ou la mise sur pause. Le conseil avait alors demandé à Éric Martel et son équipe d’étudier tout le dossier à fond et de lui revenir avec une recommandation en janvier.
Me De Zordo lui a demandé si Cormer et les autres fournisseurs avaient alors été avisés de ces scénarios: «Non, on ne veut pas semer la confusion», a répondu M. Martel.
«Il n’y a personne qui est informé de décisions ou de scénarios avant qu’on ait pris une décision en 2015», a-t-il ajouté par la suite.
La recommandation de mettre le programme sur pause a donc été transmise au conseil d’administration, qui l’a endossée le 14 janvier 2015 alors que Cormer inaugurait son usine et elle a été annoncée le lendemain.
Éric Martel a toutefois maintenu que cette décision ne devait pas mener à l’abandon du programme: «L’option pause nous permet d’acheter du temps. On a recommandé de pauser le programme. On ne l’annulait pas, c’était clair», a-t-il affirmé à nouveau.
«On n’aurait pas dépensé 30 millions $ juste pour le plaisir de dépenser 30 millions $ si on ne pensait pas qu’on pouvait arriver avec quelque chose (…) De bonne foi on a sérieusement évalué ce dont on avait besoin et on a mis les ressources en place. Je ne sais pas ce qui est arrivé après, par contre.» La décision d’abandonner le projet était venue en octobre 2015, soit cinq mois après le départ d’Éric Martel pour Hydro-Québec.
M. Martel a expliqué que Bombardier avait ensuite donné une nouvelle vocation à son usine et que les fournisseurs qui s’étaient installés autour étaient en croissance. Il a affirmé que Bombardier agissait toujours «en bon père de famille» avec ses parties prenantes. Il a toutefois dit ne pas être au courant que Cormer avait dû fermer son usine et liquider les équipements avant même d’avoir pu fabriquer une seule pièce.
Pierre Beaudoin avait expliqué, mardi, que l'entreprise avait essuyé une perte sèche de 2,6 milliards $ avec le projet Learjet 85.