Début du contenu principal.
«Vous pouvez être racistes, mais pas sourds. C’est ça qui vous fait mal!»
C’est une histoire, qui au premier abord, peut sembler somme toute assez banale. Or, elle a rapidement pris des proportions de controverse internationale pour la principale intéressée qui n’a — littéralement — rien demandé.
Le 29 février dernier, le magazine L’Express révélait que la chanteuse franco-malienne Aya Nakamura serait pressentie par L’Élysée pour offrir une interprétation d’une chanson d’Édith Piaf lors de la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques de Paris, à l’été 2024. Une information qui n’a jamais été confirmée par l’auteure-compositrice-interprète, le comité organisationnel des Jeux ni par le président Emmanuel Macron.
Or, il n’en fallait pas moins pour mettre le feu aux poudres des réactionnaires et de l’intelligentsia française. C’est donc sur la base d’une rumeur qu’un collectif d’extrême droite a décidé de manifester son opposition claire et nette à cette éventualité. Ainsi, le 9 mars dernier, aux abords de la Seine, ses membres arborent une banderole sur laquelle on peut lire « Y a pas moyen Aya, ici c’est Paris, pas le marché de Bamako. » Une référence directe aux paroles du mégasuccès Djadja l’ayant propulsée ainsi qu’à la ville de naissance de la chanteuse. Ce à quoi Aya Nakamura répondra : «Vous pouvez être raciste[s], mais pas sourd[s]. C’est sa [sic] qui vous fait mal ! Je deviens un sujet d’état numéro 1 en débats, etc., mais je vous dois quoi en vrai ? Kedal.»
Vous pouvez être raciste mais pas sourd 🧏.. C’est sa qui vous fait mal ! Je deviens un sujet d’état numéro 1 en débats ect mais je vous dois quoi en vrai ? Kedal https://t.co/rgnGeAAOfD
— Aya Nakamura (@AyaNakamuraa) March 10, 2024
Plusieurs médias en Italie, au Québec ainsi qu’aux États-Unis ont traité de la campagne de dénigrement en règle que subit, encore une fois, la chanteuse depuis le début du mois. Au moment où j’écris ces lignes, aucune réaction du président n’a été émise pour extirper un tant soit peu la chanteuse du bourbier dans lequel il l’a enfoncée, celle-ci ayant été jetée en pâture à la fachosphère. Un silence qui parle comme le dira la blogueuse afroféministe parisienne, Kiyémis : «Le président défend plus Depardieu que Aya, qui est surpris?»
Rappelons que Gérard Depardieu est accusé par plusieurs femmes d’agressions sexuelles et que des procédures judiciaires sont en cours après que des plaintes au criminel aient été déposées à son endroit. En décembre dernier, Emmanuel Macron dérogera au devoir de réserve que l’on attend d’un chef d’État dans de telles circonstances, et défendra l’acteur français à la télévision affirmant qu’il est un admirateur et qu’il « rend fière la France », tout ça sans un mot de compassion pour celles qui l’accusent.
Âgée aujourd’hui de 28 ans, Aya Nakamura — de son vrai nom Aya Danioko — est la chanteuse francophone la plus écoutée dans le monde. Quatre albums depuis 2017 : Journal intime, Nakamura, Aya et DNK, caractérisés par des sonorités Afrobeat et RnB. Le vidéoclip de Djadja a été visionné plus de 955 millions de fois sur YouTube à ce jour. Celle qui est également l’ambassadrice mondiale de Lancôme, a vendu plusieurs millions d’albums, dont certains ont été certifiés double platine. En 2020, elle était l’artiste française la plus écoutée sur Spotify. Elle est également la seule artiste féminine présente parmi le top 20 des albums les plus vendus en France en 2023. Enfin, lors de sa première tournée à guichets fermés, les billets pour sa représentation à l’Olympia de Paris se sont envolés en moins de deux heures.
Il a fallu un certain temps pour que la France reconnaisse, en partie, Aya Nakamura pour ce qu’elle est : une égérie d’une jeunesse qui se voit en elle. La chanteuse a grandi à Aulnay-sous-Bois, une banlieue au nord de Paris où le taux de chômage est de 18 %, soit près de deux fois le taux national du pays. Près du tiers de la population qui y habite vit sous le seuil de pauvreté. Elle est également noire avec une carnation de peau foncée. Par ailleurs, en 2018, dans une entrevue avec le magazine new-yorkais The Fader, Aya Nakamura expliquera qu’à ses débuts, plusieurs personnes influentes de l’industrie musicale lui ont fortement recommandé de s’éclaircir la peau afin de rejoindre un plus large public. Ce qu’elle a toujours refusé de faire, elle qui a choisi de bâtir sa carrière selon ses propres règles.
Le fait qu’elle détonne dans le paysage culturel dérange. Bien qu’elle ne soit pas une militante, sa présence atypique aux plus grands sommets fait inévitablement d’elle un sujet politique. En outre, malgré son succès planétaire, la France a attendu de n’avoir « plus le choix » avant de lui donner une couverture médiatique digne de ce nom.
En 2022, lors de la cérémonie des Victoires de la musique, la très talentueuse Claire Pommet alias Pomme a remporté le prix de meilleure artiste féminine devant Aya Nakamura. Elle se portera d’ailleurs à sa défense, en dénonçant le racisme institutionnel que subit la chanteuse : « J’aurais préféré gagner une Victoire contre quelqu’un d’autre qu’Aya Nakamura, car elle devait gagner l’an dernier. Elle fait vivre toute l’industrie, elle est toujours nommée. [...]. Ça me met mal, ça fait des années qu’elle vend des millions d’albums dans le monde entier et que personne n’est capable dans l’industrie de la musique de lui donner du crédit. […] Une meuf noire qui ne vient pas de Paris centre et qui n’est pas un peu de base privilégiée dans la vie n’est pas considérée pareille qu’une meuf comme moi. »
Ce n’est qu’en 2024 qu’Aya Nakamura remportera finalement la prestigieuse distinction qui récompense habituellement ceux ayant un succès populaire et commercial.
Les Jeux olympiques sont des évènements qui rassemblent autour de la passion du sport. Or, il y a un envers sombre à ces évènements d’envergure. Notamment, lors de la Coupe du monde de football de la FIFA ayant eu lieu au Qatar en 2022, plusieurs organisations, dont Amnesty International, ont sonné l’alarme quant aux sérieuses violations des droits de la personne qui se produisent en marge et pendant ces évènements de grande effervescence : non-versement et vol de salaire, travail forcé sans pauses, heures de travail excessives sous un soleil de plomb, exploitation, violences psychologiques, physiques et sexuelles. Dans de nombreux cas, ces conditions de travail exécrables, qui sont une forme d’esclavage moderne ciblant surtout des travailleurs migrants, mènent à la mort.
Dans le contexte des Jeux olympiques de Paris, la crainte justifiée d’évictions forçant le déplacement de locataires précaires et de personnes en situation d’itinérance a été décriée par plus de 70 associations à caractère social en octobre 2023. Ce nettoyage social vise à ce que la « Ville lumière » apparaisse « sous son meilleur jour » pour les caméras du monde entier, et ce, à n’importe quel prix humain.
En somme, ce scandale, l’énième et sûrement pas le dernier, d’une très longue série entourant Aya Nakamura qui ne demande qu’à vivre et à chanter — pose la question de la légitimité. Qu’est-ce que l’art ? Qui peut se réclamer de la France ? Qui peut incarner le succès à la française ? Pourquoi plusieurs personnes trouvent aussi insupportable qu’une femme noire à la peau noire issue de banlieue qui joue fièrement avec les codes de ses origines, soit une vedette internationale ? La réponse à ces interrogations se résume en quatre mots : racisme, sexisme, classisme et misogynoire.
Pour recevoir toutes les chroniques de Kharoll-Ann Souffrant, abonnez-vous à notre nouvelle infolettre, Les débatteurs du samedi.