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Société
Lettre |

Mon 6 juillet 2013

Dix ans après avoir couvert la tragédie, Michel Bherer retourne à Lac-Mégantic. «Je crois que j'ai trouvé ce qu'il me manquait», écrit-il.

Le chef d'antenne de Noovo Info Michel Bherer était au coeur de la couverture de la tragédie de Lac-Mégantic, il y a 10 ans.
Le chef d'antenne de Noovo Info Michel Bherer était au coeur de la couverture de la tragédie de Lac-Mégantic, il y a 10 ans.
/ Noovo Info

Je l’ai souvent répété, on se souvient tous où on était et de ce qu'on faisait lorsqu’on a appris qu’un train de pétrole venait de dérailler et de faire exploser le centre-ville de Lac-Mégantic. Moi, j’étais confortablement … dans mon lit. 

«Ben voyons, ça ne se peut pas! Tu me niaises?» 

C’est à peu près ce que j’ai répondu à ma rédactrice en chef de l’époque quand elle m’a appelé vers 6h ce samedi matin-là pour me dire: «Le centre-ville de Lac-Mégantic est en feu à cause d’un train. Il faut que tu partes là-bas pour animer une émission spéciale.»

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«L’adrénaline est montée. Et la panique, je dois l’avouer.»
-Michel Bherer, journaliste et chef d'antenne

La route est longue entre Montréal et Lac-Mégantic. Après avoir rejoint un collègue à Sherbrooke, on a poursuivi notre chemin vers l’épicentre de l’actualité du jour. Pas besoin de suivre ni la signalisation routière, ni son cellulaire – qui de toute façon n’a pas de signal sur plusieurs kilomètres de l’interminable route –, la colonne de fumée noire s’occupe de nous guider. Arrivés à Lac-Mégantic, on passe un à un les périmètres de sécurité. Là-bas au loin, je vois ce wagon encore debout qui bloque la rue Laval. L’horreur qu’il tente de cacher est trop grande, les flammes débordent tout autour. 

Avec l’équipe de Radio-Canada, pour qui je travaillais à l’époque, on s’est approché très près, très très près, peut-être trop. À un moment donné, on a réalisé que si le wagon explosait, on s'ajouterait aux victimes dont on avait alors encore aucune idée du nombre.  

On se déplace de quelques mètres. On se fait une réunion de production improvisée avec quelques journalistes déjà là depuis les petites heures du matin. Rapidement, on vérifie ce que chacun a pu recueillir comme informations et comme témoignages. À 14h, j’entre en ondes avec une boule dans l’estomac. Une sensation d’être sur le bord d’un précipice, à me demander comment j’allais y arriver avec le peu qu’on savait, mais le beaucoup qu’on vivait. On allait y aller minute par minute. Faire ce qu’on pouvait. Le public allait nous pardonner les flottements de cette émission improvisée, tant qu’on le tenait le mieux informé possible de ce qu’on allait, tous ensemble, apprendre au fur et à mesure. Ce que j’allais vivre ne s'apprenait pas sur les bancs d’école. Tu t’appuies sur ton expérience bien habillé d’humanité et d’humilité.  Tu plonges laissant de côté la «grande angoisse» de petit journaliste, car elle n’est que très peu de chose à côté du drame que vivent des familles en ce moment.  Pendant plus de quatre heures le samedi et de nouveau le dimanche, j’ai tenu l’antenne. À parler du travail des équipes d’urgence, à relayer les points de presse des autorités et faire raisonner les témoignages de familles recueillis par l’équipe de dévoués journalistes qui m’entourait. 

«Ce n’était que le début d’un cauchemar dont encore aujourd’hui, une décennie plus tard, des familles aimeraient se réveiller.»
-Michel Bherer, journaliste et chef d'antenne

D’heure en heure, le bilan s'alourdit. De quatre à cinq victimes confirmées, le douloureux décompte s’étire sur plusieurs jours.  47 morts. 47 vies fauchées par ce train d’enfer… et des dizaines d’autres soufflées.  

Un morceau manquant

Si j’ai quitté Lac-Mégantic après deux jours, mon rôle de chef d’antenne m’a amené à suivre de près le dossier, à mener plusieurs entrevues et à y retourner le jour des premières comparutions en vue du procès. J’ai depuis entendu et vu de nombreux reportages relatant les faits et les témoignages. J’ai moi-même interviewé quelques parents endeuillés.

«Je continuais malgré tout d’avoir l’impression qu’il me manquait quelque chose. Mais quoi?»
-Michel Bherer, journaliste et chef d'antenne

En vue des commémorations du 6 juillet, je suis retourné à Lac-Mégantic il y a quelques semaines. Avec mes collègues de Noovo Info Yohan et Dominik,  nous sommes arrêtés manger dans un petit casse-croûte. En deux secondes j’ai reconnu le petit comptoir de bois qui nous servait, 10 ans plus tôt, d’appui pour cette petite réunion de production improvisée. À quelques pas de là, j’ai vu l’intersection où j’ai passé des heures debout, en direct pour accompagner une partie du Québec dans ce drame. Les émotions qui sont remontées sont difficiles à verbaliser. Dans mon métier les grands moments professionnels sont très souvent les grands drames des autres. J’imagine que c’est ce que vivent les chirurgiens cardiaques ou les urgentologues. Leurs cas les plus complexes, les plus risqués, sont leurs plus grands défis et parfois leurs plus grandes fiertés. C’est un peu ça pour nous les journalistes, à la différence que nous on ne sauve pas des vies… on les raconte. 

Pour ce voyage dans le temps effectué il y a deux semaines,  j’avais rendez-vous avec Danielle et Ghislain, qui ont perdu leur fille bien-aimée Karine le 6 juillet 2013. Une rencontre avec le vrai, avec le cœur. Pendant une heure, ils se sont ouverts complètement sur le drame de leur vie et sur la façon dont ils ont trouvé le courage d’accompagner leurs deux petits-fils de 8 et 11 ans qui venaient de perdre leur mère. 

De l’explosion, en passant par l’espoir, le choc, l’interminable deuil, la douleur persistante, le désespoir, la colère, l’incompréhension et la peur qu’on oublie leur fille, ils nous ouvrent une fenêtre sur ce que vivent, depuis maintenant 10 ans, les familles des victimes. 

À Danielle et Ghislain, merci pour votre confiance. Merci d'avoir mis des mots sur votre drame personnel dans cette tragédie collective. Je ne verrai plus jamais mon 6 juillet 2013 de la même façon. 

Et merci de m’avoir présenté Karine, je vous promet, je ne l’oublierai jamais! Je crois que c’est ce qu’il me manquait.

Voyez l'entrevue de Michel Bherer avec Danielle et Ghislain: