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Le Québec n’a pas encore chiffré cette forme de violence dans la province. La professeure au département de sexologie de l’UQAM, Sylvie Lévesque, a commencé à s’y intéresser il y a plus d’une dizaine d’années, justement parce qu’on en parlait aux États-Unis, par exemple, mais qu’on n’avait pas de données sur le phénomène, ici. Elle en est à sa troisième étude sur le sujet, et dit avoir récolté des témoignages «troublants».
La coercition reproductive, tout comme la violence conjugale, peut arriver à tout le monde. Mais certaines situations comme la vulnérabilité ou la précarité peuvent tout de même accentuer les risques d’être victime de coercition reproductive, selon ce qu’a observé la professeure Lévesque.
C’est le cas de Maria*, une jeune femme qui est arrivée au Québec en 2020 avec un visa de touriste, pour rejoindre son conjoint. Comme elle n’avait pas de permis de travail, elle était dépendante financièrement de lui.
«Il m’avait promis qu’il ferait les démarches pour me parrainer (pour obtenir un statut de résidente permanente), mais il ne les faisait pas.»
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Maria*, qui avait tout juste 25 ans, ne voulait pas d’enfant tout de suite. Elle ne se sentait pas prête, tout d’abord, mais voulait aussi attendre d’avoir sa résidence permanente, afin de pouvoir travailler, et également de pouvoir retourner voir sa famille dans son pays d’origine sans risquer de ne pas pouvoir retourner au Québec par la suite.
«Au cours de la première année où nous vivions ensemble, il a commencé à dire qu’il voulait des enfants avant 30 ans, il le mentionnait souvent. Et c’est arrivé. Je ressentais un peu de pression, je sentais que si je choisissais de ne pas garder le bébé, il allait me quitter.»
La coercition reproductive, même s’il s’agit d’un phénomène méconnu de violence conjugale, n’est pas nouveau, selon Claudine Thibaudeau, travailleuse sociale et responsable du soutien clinique chez SOS Violence conjugale.
«Il y a des mots qui sont mis sur cette réalité qui ne l’étaient pas, mais ç’a toujours fait partie de la violence conjugale», explique-t-elle.
«La violence entre partenaires intimes, c’est quand il y a une personne dans la relation qui choisit de prendre le contrôle, le pouvoir sur comment les choses vont se passer. Ça fait longtemps qu’on sait que le moment d’une grossesse est souvent un moment où il y a une escalade de la violence.»
Parce que la violence conjugale est une dynamique qui se construit au fur et à mesure où la victime s’engage dans la relation: comme si elle se sentait de moins en moins libre de partir, explique Mme Thibaudeau.
«Et évidemment, un enfant, c’est probablement une des raisons les plus fortes qui lie une victime à son agresseur, ajoute-t-elle. Et en plus, ça la lie pour toujours.»
Pour Maria*, c’est surtout après l’accouchement que la violence a escaladé.
«Il a commencé à dire que je ne faisais rien dans la maison, alors que je venais tout juste d'accoucher par césarienne», illustre-t-elle. «Il a commencé à acheter de la nourriture seulement pour lui, ou à me dire qu’il y avait de la nourriture pour moi, alors qu’elle n’était plus bonne. Il prenait toutes les décisions à propos de mon bébé, avec sa mère : les couches qu’il fallait acheter, les vêtements, tout. Il a commencé à me pousser, même lorsque j'avais le bébé dans les bras, à être violent avec mon chien...»
Et surtout, le conjoint de Maria* lui mettait de la pression pour qu’elle travaille au noir, pour arriver à payer les papiers d’immigration et les frais liés à la grossesse et à l’accouchement, raconte-t-elle.
«Un moment donné, je lui ai dit que je ne pouvais pas vivre comme ça et que j’allais partir., se souvient-elle. Il a menacé d’appeler la police et de me dénoncer parce que je travaillais au noir. Et il l’a fait. Je n’ai jamais eu aussi peur de toute ma vie.»
Les policiers lui ont finalement fourni les coordonnées de SOS Violence conjugale, et au bout de quelques mois, elle a pu trouver une place dans une maison d’hébergement. Aujourd’hui, elle a finalement obtenu son permis de travail. Elle habite en appartement, et partage la garde de sa fille avec son ancien conjoint, en attendant qu’une décision soit rendue devant la Cour.
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Mais Maria* raconte que son ancien conjoint continue de s’en prendre à elle, par le biais de leur fille.
«Si j'emmène le bébé en poussette pour l'échange, il fait disparaître la poussette, dit-elle sur un ton résigné. En plein milieu de l'hiver, il lui enlevait son manteau et le gardait. Parce que selon lui, comme je vis toute seule maintenant, je dois être capable de lui fournir d'autres vêtements, donc il exigeait que je lui apporte un autre manteau à chaque fois.»
Sylvie Lévesque espère que le fait qu’on mette des mots sur ce phénomène aidera d’autres personnes à identifier la violence qu’elles ont vécu. Parce que bien souvent, les personnes qu’elle rencontrait pour ses projets de recherche avouaient que c’était la première fois qu’elles parlaient de la coercition reproductive qu’elles avaient vécu. Elles se sentaient coupables, avaient honte.
«Quand on se rend compte qu’il y en a d’autres qui le vivent, il y a une tendance à collectiviser, et donc à sentir moins coupable, moins honteuse, et à le rapporter plus fréquemment.»
La «loi de Keira», adoptée cette semaine à Ottawa, pourrait aider à mieux faire connaître toutes les facettes du contrôle coercitif dans les relations intimes et familiales, en rendant obligatoire une formation des juges sur la violence domestique.
*nom fictif
Voyez le reportage de Camille Laurin-Desjardins ci-contre.