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L’adhésion à la controversée théorie de l’aliénation parentale dans les services de protection de la jeunesse chamboule des vies.
Des victimes de violence conjugale sont accusées de nuire à la relation entre leur ex-conjoint et leurs enfants lorsqu’elles dénoncent des actes de violence. Certaines sont même séparées de leurs enfants, dont la garde est souvent confiée à leur abuseur, sous prétexte de protéger les jeunes contre «l’aliénation parentale». Un concept dont la validité scientifique est contestée.
*Les femmes citées dans ce texte ont requis l’anonymat par crainte de représailles de la part de leurs ex-conjoints et pour éviter de nuire aux procédures judiciaires en cours. Les prénoms utilisés sont donc fictifs.
Voyez le reportage d'Émilie Clavel dans la vidéo ci-dessus.
La DPJ est entrée dans la vie d’Élyse* et de ses enfants le jour où elle a quitté son ex-conjoint violent, après un épisode particulièrement terrifiant impliquant une arme blanche. Elle a accueilli la Direction de la protection de la jeunesse avec soulagement.
«Je me suis dit “c’est la SWAT team, on est protégés”», raconte-t-elle plusieurs années plus tard. Mais la mère de famille a vite déchanté.
Comme quatre autres femmes qui ont accepté de se confier à Noovo Info, Élyse s’est vu retirer la garde de ses enfants après avoir dénoncé des gestes de violence du père. Leurs histoires se font écho: un ex-conjoint «charmant» et «manipulateur» qui nie la violence; des intervenants de la DPJ qui disent assister à un «conflit sévère de séparation» et des mères qui doivent se contenter de rares contacts supervisés avec leurs enfants, certaines pendant des années.
Et les histoires de ces femmes ne sont que la pointe de l’iceberg.
De telles situations se reproduisent de plus en plus souvent au Québec, selon des chercheurs, des avocates et des intervenantes en maison d’hébergement pour femmes victimes de violence conjugale interviewés par Noovo Info au cours des derniers mois. Au cœur de ces histoires, le très controversé concept d’«aliénation parentale».
Selon sa définition la plus largement acceptée, le trouble d’aliénation parentale est «le trouble de l’enfant qui, souvent dans un contexte de séparation parentale à haut conflit, s’allie fortement avec un parent et rejette l’autre parent sans justification légitime».
Or, le trouble d’aliénation parentale n’est pas reconnu par l’Organisation mondiale de la santé. Il ne figure pas non plus au DSM-5, l’outil principal de classification des troubles mentaux de l’Association américaine de psychiatrie, malgré plusieurs tentatives faites par des défenseurs du concept.
Si le concept d’aliénation parentale est si contesté, c’est notamment parce qu’il est utilisé par des hommes violents, qui s’en disent victimes, et ainsi minent la crédibilité de leur ex-conjointe et discréditent les allégations de violence formulées par celles-ci.
«Les hommes violents se sont mis à l’utiliser parce que ça fonctionne», résume Isabelle Côté, professeure adjointe en travail social à l’Université Laurentienne. À partir de 2015, son collègue Simon Lapierre et elle ont constaté une «augmentation notable» du nombre de femmes qui ont rapporté avoir été accusées ou menacées d’être accusées d’aliénation parentale au sein de la clientèle de 30 maisons d’hébergement pour femmes victimes de violence conjugale.
«La DPJ me dit que mes enfants ne vont pas bien parce que je suis aliénante. Mais s’ils ne vont pas bien, c’est parce qu’ils vivent avec un homme violent!» s’insurge Josiane*, qui a quitté un conjoint violent pour aller vivre en maison d’hébergement avec ses enfants. Son ex-conjoint fait face à des accusations au criminel. Elle soutient qu’il a commis des gestes de violence avec les enfants. Pourtant, c’est à lui qu’on a confié la garde complète. Pendant des mois, les rencontres hebdomadaires entre Josiane et ses enfants ont dû être supervisées.
Intervenante à la maison d’hébergement pour femmes Hina en Montérégie, Nancy Patry dit entendre ce genre de témoignages de plus en plus souvent dans le cadre de son travail. «C’est comme si les hommes violents s’étaient passé le mot!» lance-t-elle. Un constat fait par plusieurs autres intervenantes d’autres régions du Québec qui se sont confiées à Noovo Info.
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Pour Isabelle Côté, il est évident que les intervenants en protection de la jeunesse ont besoin d’une formation plus complète sur la violence conjugale, notamment sur la façon dont elle se transforme après la séparation.
«Les intervenants de la DPJ ont une difficulté énorme à distinguer ce qui relève de la violence post-séparation et ce qui relève du “conflit de séparation”», estime-t-elle.
Élyse dit par exemple s’être fait reprocher par une intervenante d’avoir obtenu un «810», un engagement à ne pas troubler la paix, après que son ex-conjoint l’eut de nouveau attaquée quelques années après leur séparation. Cet engagement est ordonné lorsqu’un juge estime qu’une femme a des raisons légitimes de craindre son ex-conjoint. «L’intervenante m’a dit qu’avoir un 810, ça cristallisait le conflit de séparation», confie la mère..
Questionné sur ces situations, le cabinet du ministre délégué aux Services sociaux Lionel Carmant a rappelé que la réforme de la Loi sur la protection de la jeunesse, adoptée l’an dernier à l’Assemblée nationale, introduit l’exposition à la violence conjugale comme motif de compromission distinct. On reconnaît donc que le fait d’être exposé à la violence, même après la séparation, compromet le bien-être des enfants. Ces changements entreront en vigueur le 26 avril prochain.
«Ces changements visent à assurer une meilleure protection aux enfants exposés, directement ou indirectement à la violence conjugale, a indiqué le cabinet dans une déclaration écrite. Cette modification a été apportée suite à de nombreux échanges avec plusieurs groupes représentant les femmes victimes de violence conjugale et des chercheurs.»
Or, la formation en ligne qui doit permettre aux intervenants en protection de la jeunesse de reconnaître les signes de l’exposition à la violence conjugale ne leur a été rendue disponible que le 8 mars, à quelques semaines à peine de l’entrée en vigueur de la loi.
«Tous les intervenants et leurs gestionnaires doivent être formés pour le 26 avril prochain», écrit le ministère de la Santé et des Services sociaux dans un courriel à Noovo Info. On ajoute que le module entier nécessite environ 60 à 120 minutes à compléter.
Le chercheur Simon Lapierre, professeur titulaire à l’École de service social de l’Université d’Ottawa et membre fondateur du Collectif en recherche féministe anti-violence, a été consulté pour l’élaboration de cette formation. Il estime que la formation est «un pas dans la bonne direction» et qu’elle «aborde la problématique sous le bon angle».
Toutefois, il est d’avis qu’une formation en ligne d’une à deux heures est «nettement insuffisante pour amener un changement de pratique de l’ampleur dont on a besoin présentement à la protection de la jeunesse».
Le ministère assure quant à lui que «des outils en soutien à l’appropriation et à l’application des changements» seront déployés «ce printemps», en complément de la formation.
Sarah*, victime de violence conjugale et mère de deux jeunes enfants, a récemment perdu leur garde et devra se contenter de rares visites supervisées jusqu’à nouvel ordre. La garde complète est confiée à son ex-conjoint, qui fait pourtant face à plusieurs chefs d’accusations pour des gestes commis contre Sarah, mais aussi contre un des enfants.
La raison? Une expertise psycholégale a conclu que les petits étaient aliénés par leur mère. Une expertise que Sarah estime «teintée» par les conclusions des intervenants de la DPJ, puisque le psychologue réfère à plusieurs reprises à leurs rapports pour appuyer ses conclusions.
Sans utiliser les mots «aliénation parentale», les intervenants de la DPJ mentionnent dans leurs rapports croire que Sarah projette ses propres inquiétudes sur ses enfants. Selon eux, «les perceptions très négatives de Madame» à l’endroit de son ex-conjoint, qui ont un «impact sévère» sur le bien-être des enfants. Sarah assure pourtant n’avoir jamais parlé en mal de leur père devant les enfants.
«Si moi je dis à la DPJ que je n’ai jamais dit telle chose aux enfants, on ne me croit pas, confie-t-elle. Mais si Monsieur dit qu’il n’a jamais été violent, on le croit sur parole.»
Selon l’avocate en droit de la famille et de la jeunesse Andreea Popescu, si les femmes ne sont pas crues, c’est avant tout parce qu’elles sont des femmes.
«En matière de violence conjugale, les acteurs appelés à intervenir dans un dossier familial ou de DPJ ont, consciemment ou non, un biais de genre qui est défavorable à la femme, estime-t-elle. On a tendance à penser que toutes les femmes qui dénoncent de la violence conjugale le font pour se venger et éloigner les enfants de l’ex-conjoint.» Dans certains rapports consultés par Noovo Info, des intervenants de la DPJ vont jusqu’à proposer que les mères ont des troubles de santé mentale, sans être qualifiés pour poser de tels diagnostics.
Les intervenants en protection de la jeunesse ont souvent en tête les stéréotypes de la «victime parfaite» ou de l’agresseur «grosse brute», renchérit Isabelle Côté. «Dès qu’on a un père qui se présente bien, qui est charmant, ou qu’on a une mère qui parle avec un peu trop d’aplomb, qui revendique, on va dire que ça relève du conflit», affirme-t-elle.
Après avoir perdu la garde de ses enfants pendant près d’un an, Kelly-Anne* dit avoir appris à «jouer le jeu de la DPJ». Elle a arrêté de parler de la violence que ses enfants rapportent vivre chez leur père. Le dossier a été fermé il y a quelques mois. Dans son ultime rapport, l’intervenante de la DPJ se félicite que Kelly-Anne «passe enfin à autre chose».
«La seule façon d’avoir la paix et que la DPJ sorte de nos vies, c’est de plaider coupable de crimes qu’on n’a pas commis, lance la mère, visiblement blessée. Tant qu’on n’a pas plaidé coupable avec le ton et la sincérité que la DPJ recherche, on ne s’en sort pas.»
La mère rêve maintenant d’une action collective pour forcer Québec à présenter des excuses à ses enfants, et à tous les autres ayant vécu la même situation.
«Tout ce que mes enfants ont vécu aurait pu être évité, s’indigne-t-elle. C’est une enfance gâchée et une adolescence gâchée.»
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