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Art et culture
Chronique |

Napoléon, cet antihéros

«Si je ne suis pas contre le fait de raconter l’histoire de Napoléon, il importe de le faire avec un recul critique et une perspective contemporaine.»

Une scène du film «Napoléon».
Une scène du film «Napoléon».

«Il est parti de rien. Il a tout conquis.» C’est avec ces mots que se fait actuellement la promotion du film Napoléon sorti en salles le 22 novembre dernier aux États-Unis, en France et au Canada et que j’ai pu visionner. Réalisé par le Britannique Ridley Scott, à qui l’ont doit notamment le film Gladiator (2000), la distribution comprend Joaquin Phoenix dans le rôle de Napoléon Bonaparte et Vanessa Kirby pour celui de Joséphine de Beauharnais.

Un biopic et non un documentaire

D’entrée de jeu, il était étrange de visionner un film en anglais qui portait sur un pan historique de la France, malgré plusieurs clins d’œil à la « langue de Molière » qui se faisaient surtout en musique. Le long-métrage présente plusieurs batailles considérées comme étant incontournables du parcours de célèbre empereur français comme le siège de Toulon, la Bataille des Pyramides, la bataille d’Austerlitz et enfin celle de Waterloo en 1815. En trame de fond, on retrouve une place centrale entre la relation intime entre Napoléon et Joséphine, notamment par des échanges épistolaires.

Le jeu de Phoenix et Kirby est convaincant à plusieurs égards. On peut être sensible à l’aspect technique derrière le visuel, l’esthétisme des costumes et les images — dont plusieurs étaient très violentes, trop violentes pour mon cœur sensible — de ce blockbuster dont la production a coûté plusieurs millions de dollars.

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Je ne suis pas spécialiste en histoire. Évidemment, un biopic n’est pas un documentaire et possède toujours un aspect romancé, pour le rendre « plus digeste ». Or, plus digeste pour qui ? Et pour quelles raisons ? Par ailleurs, malgré les recettes importantes que le film a engendrées dès sa sortie en France et en Amérique du Nord, sa réception critique a été différente là-bas et par ici notamment en raison d’inexactitudes pointées du doigt par des historiens.

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Faire taire le passé

Si je ne suis pas contre le fait de raconter l’histoire de Napoléon, il importe de le faire avec un recul critique et une perspective contemporaine. Glorifier de cette façon un homme qui est « l’icône de la suprématie blanche » a quelque chose de dérangeant, comme l’expliquait la chercheuse Marlene L. Daut, spécialiste en études diasporiques africaines et françaises à la Yale University. C’est d’ailleurs un sujet qui a fait controverse en 2021, alors que l’État français voulait commémorer le bicentenaire de sa mort, tout en cherchant à minimiser les profondes conséquences de son héritage esclavagiste et colonialiste. Rappelons que la France est le seul pays au monde à avoir aboli l’esclavage à deux reprises — parce que Napoléon l’avait réinstauré en 1802 dans les colonies françaises.  

J’ai également été troublée — mais absolument aucunement surprise — du silence de plusieurs critiques et du film sur une date très importante qui n’a jamais été évoquée dans Napoléon :

18 novembre 1803

Nous venons tout juste de célébrer le 220e anniversaire de la Bataille de Vertières. Car c’est là et à cette date que mes ancêtres haïtien·nes ont littéralement « sacré une volée » aux troupes françaises. Cette bataille a marqué la fin de la Révolution haïtienne, la première révolte d’esclaves réussie du monde moderne, ayant débuté en août 1791. Une anomalie pour l’époque, une impossibilité pour ceux qui écrivent les livres d’Histoire, ce qui la rend d’autant plus spectaculaire, fascinante et singulière. C’est également en raison de son côté extraordinaire et de l’inspiration qu’elle génère chez de nombreux peuples en position de subordination que son impact est consciemment occulté dans les manuels scolaires d’histoire en France.

Le 1er janvier 1804, Haïti devenait la première république noire du monde. Par cette victoire, Haïti nous a montré ce qu’était la liberté ainsi que l’universalité des droits de la personne. C’est un évènement historique majeur de l’histoire d’Haïti, du monde, mais aussi de celle de Napoléon. Car avec cette défaite, la France venait de perdre sa colonie la plus lucrative. Un affront pour le « Pays des Lumières » qui a voulu punir Haïti sur les plans économique, politique et symbolique.

En somme…

Ce qu’on appelle l’Histoire n’est pas une chose objective ou neutre. Même si nous sommes tous des acteurs et actrices de l’Histoire, à notre manière, à notre échelle, certains sont jugés plus crédibles que d’autres pour l’écrire et en parler. Napoléon n’est pas perçu de la même façon dépendamment du positionnement de la personne qui le raconte.

Comme l’explique avec brio l’anthropologue haïtien Michel-Rolph Trouillot dans son ouvrage phare Silencing the Past — Power and the Production of History, publié en 1995:

«L’Histoire est le fruit du pouvoir, mais le pouvoir lui-même n’est jamais si transparent que son analyse devienne superflue. La marque ultime du pouvoir est peut-être son invisibilité ; le défi ultime, l’exposition de ses racines.» Pour de nombreux Haïtien·nes et membres de sa diaspora qu’elle soit en France ou en Amérique du Nord, Napoléon est un antihéros dont les valeurs sont tout sauf nobles.

Napoléon de Ridley Scott rejoint actuellement un large auditoire, et ce, des deux côtés de l’Atlantique. Peu importe les intentions de son réalisateur, le film participe à la construction d’une certaine conception de cet empereur français. Cet héritage mérite d’être revisité sous un autre angle, avec davantage de complexité et d’honnêteté. J’aimerais croire que cela sera fait, tout du moins, en partie, dans la version longue du film, mais j’ai peu d’espoir.

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