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Est-il possible de mettre fin au profilage racial sans interdire aux policiers d’intercepter n’importe qui sans motif valable?
Est-il possible de mettre fin au profilage racial sans interdire aux policiers d’intercepter n’importe qui sans motif valable?
C’est cette question délicate que la Cour d’appel - et fort probablement la Cour suprême après elle - sera appelée à trancher dans les mois à venir à la suite d’une des décisions les plus marquantes de 2022, que le juge Michel Yergeau, de la Cour supérieure du Québec, a rendue avant de quitter pour la retraite.
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Les corps policiers affirment haut et fort qu’ils ont besoin de ces interceptions aléatoires pour assurer la sécurité routière et lutter contre diverses formes de criminalité. Le président de l’Association des directeurs de police du Québec et directeur du Service de police de Laval, Pierre Brochet, a même laissé entendre sur toutes les tribunes que de les interdire alourdira le bilan routier.
Mais dans son imposante décision de 170 pages, rendue en octobre dernier, le juge Yergeau a ordonné la fin de ces interpellations aléatoires parce qu’elles donnent bel et bien lieu à du profilage racial et parce que la violation des droits de ceux qui en sont victimes n’est plus tolérable. Tout en reconnaissant que les corps policiers cherchent à éliminer le profilage, le juge conclut qu’ils n’y arrivent tout simplement pas et qu’ils n’y arriveront pas davantage si on ne les empêche pas d’arrêter n’importe qui n’importe quand.
Les propos du magistrat méritent qu’on y revienne. Sur l’existence du profilage racial, à l’issue d’une preuve démontrant que «les personnes noires ont, au moins, deux fois plus de chances de se faire interpeller que les personnes blanches», le juge a été on ne peut plus clair: «Le profilage racial existe bel et bien. Ce n’est pas une abstraction construite en laboratoire. Ce n’est pas une vue de l’esprit. C’est une réalité qui pèse de tout son poids sur les collectivités noires».
Quant à la formation et à l’éducation des policiers, «il n’y a aucune preuve des résultats de ces efforts en termes de réduction des interceptions routières sans motif réel visant les collectivités noires», et il ajoutait que «les droits garantis par la Charte ne peuvent être laissés plus longtemps à la remorque d’un improbable moment d’épiphanie des forces policières».
Enfin, le troisième axe majeur de son jugement concluait «qu’il est impossible de conclure à un lien fonctionnel entre ce type spécifique d’interpellation policière qu’est l’interception routière sans motif réel et la réduction du nombre d’accidents graves, de cas de conduite avec les facultés affaiblies ou de conducteurs au volant sans permis de conduire. Il est donc impossible au Tribunal d’établir en quoi, prise isolément, cette forme précise d’interpellation permet d’améliorer le bilan routier.»
Et c’est là que le bât blesse pour l’argumentaire policier. «Quand le juge Yergeau dit que le Procureur n'a pas fait la preuve que ça va sauver des vies, il a raison. Le problème avec les corps de police, c'est qu'ils ne tiennent pas de statistiques», reconnaît Stéphane Wall, sergent récemment retraité du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) après 29 ans de service.
Il note par exemple qu’en 2021, les policiers montréalais ont intercepté 1300 conducteurs pour capacités affaiblies, mais que «le SPVM n'a pas comptabilisé combien de ces interceptions étaient des interceptions aléatoires».
«C'est certain que, sur 1300 interceptions pour capacités affaiblies, il y a un 5, 10, 15 % qui sont des interceptions aléatoires», avance-t-il, tout en sachant fort bien qu’il ne peut appuyer cette affirmation.
«Il n'y a pas de statistiques pour faire la preuve qu'on sauve des vies, laisse-t-il tomber en entrevue avec La Presse Canadienne. Maintenant, on espère que d'ici l'appel, les corps de police vont faire une introspection et vont être capables de compiler pour arriver avec des chiffres concrets.»
Cet appel, le ministre de la Sécurité publique, François Bonnardel, l’a déposé à la date limite, le 25 novembre, reprenant presque mot à mot à les propos du premier ministre François Legault qui, dès le lendemain de la décision, le 26 octobre, affirmait «qu'il faut laisser les policiers faire leur travail». Mais les déclarations de M. Bonnardel démontrent qu'il aimerait bien réussir l'impossible en ménageant la chèvre et le chou.
«Nous ne pouvons pas accepter le statu quo» en matière de profilage racial, avait alors déclaré M. Bonnardel, ajoutant toutefois du même souffle que «nous considérons injustifié d’abolir un outil aussi important pour les corps de police [...], mais nous jugeons qu'il y a manière de mieux l'utiliser».
Cette notion d’outil indispensable, Stéphane Wall la défend avec conviction, d’abord en matière de conduite avec les facultés affaiblies. «Il y a des alcooliques d'habitude qui "pètent la balloune", comme on dit dans le jargon, mais qui n'ont aucun signe de conduite erratique parce qu'ils sont habitués de supporter l'alcool. L’interception aléatoire nous amène parfois des surprises en termes de taux d'alcool dans le sang.»
Son autre point est celui de l’enquête sur les permis, les plaques et les assurances. «C'est connu que les gens qui sont avisés par la SAAQ que leur permis est sanctionné (amendes impayées, récidive d'infraction), ces gens-là ne conduiront pas leur propre véhicule.»
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Il explique que les patrouilleurs vont souvent suivre une voiture, envoyer le numéro de plaque d’immatriculation au Centre de renseignements policiers du Québec (CRPQ) pour recevoir l’identité d’un propriétaire qui ne correspond pas au conducteur, par exemple une voiture dont le propriétaire est un homme de 50 ans, alors que le conducteur semble en avoir 22. Cependant, il faut donner ici raison au juge Yergeau: un tel usage de l'interpellation aléatoire peut difficilement être invoqué pour démontrer une quelconque amélioration de la sécurité routière ou publique.
Le directeur Brochet, dans une entrevue avec Paul Arcand au 98,5 FM, le 27 octobre, ajoutait cet autre élément: «Quand on fait des interceptions aléatoires en fonction des facultés affaiblies, ça se peut qu'on tombe sur des sujets d'intérêt et ça se peut qu'on détecte des armes à feu; 45 % des armes à feu saisies à Laval l'ont été lors d'interceptions. Ça amène des arrestations de nature criminelle dans d'autres champs d'activité.»
L’argument de la sécurité publique a certainement un poids sous cet angle.
Mais le juge Yergeau, de son côté, conclut que les avancées obtenues par les policiers ne font pas le poids face aux violations des droits des citoyens de la communauté noire. Témoignant lors du dépôt du rapport annuel de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ), sa vice-présidente, Myrlande Pierre, affirmait que ce jugement «va vraiment dans le sens de plusieurs recommandations phares formulées par la Commission par le passé. C’est un levier complémentaire pour lutter contre le phénomène du profilage racial (…) qui va participer à éliminer, à contrer le profilage racial dans notre société, dont sont victimes des personnes racisées, des jeunes racisés, des jeunes des communautés noires».
À ses côtés, le président de la Commission, Philippe-André Tessier, ajoutait qu’«en aucun cas est-ce que la Commission ou les jugements du Tribunal des droits de la personne ou de la Cour d'appel ou même de la Cour suprême qui reconnaissent les notions de profilage racial ne visent à empêcher qui que ce soit de faire son travail pour intercepter des automobilistes dans le cadre de barrages routiers pour l'alcool au volant ou des gens qui commettent des infractions au Code de la sécurité routière. (…) Le juge Yergeau précise de façon très correcte qu'il ne s'agit pas ici d'empêcher le travail, mais bel et bien de mettre fin à un phénomène discriminatoire qu'est le profilage racial.»
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Le rapport de la Commission indique que celle-ci a ouvert 69 dossiers pour des situations alléguées de profilage racial en 2021-2022, une diminution comparativement à 2020-2021 (86 dossiers) et 2019-2020 (76 dossiers). Ces données évoluent toutefois en dents de scie et il est difficile d’en tirer une tendance. Mais la CDPDJ est à préparer, en collaboration avec les directeurs des grands corps policiers, une formation sur le racisme, le profilage racial et les droits de la personne en général, qui sera offerte dès l’an prochain. Mme Pierre affirme que le tout a été très bien accueilli.
Stéphane Wall croit aux bienfaits de ces formations. «Je peux vous confirmer qu'à Montréal il y a une très nette amélioration et que la majorité des policiers ne font pas de profilage. Ils font du profilage criminel et ils font aussi de la vérification pour s'assurer que les conducteurs correspondent, ou qu’ils ne sont pas en boisson.»
Mais il reconnaît aussi qu’«il y a encore une minorité de policiers qui font du profilage racial, c'est-à-dire qu'ils vont intercepter quasi systématiquement des gens qui ont la peau noire. Ça existe.» Et c’est justement l’incapacité de mettre un terme au profilage racial de cette minorité - et que l’on retrouve aussi dans plusieurs autres corps policiers - qui a mené le juge à enlever aux forces de l’ordre le droit d’arrêter n’importe qui, n’importe quand, sans raison.
Aurait-il pu le faire autrement? Stéphane Wall croit qu’il y aurait des moyens d’y arriver, au-delà de la formation qui, clairement, ne suffit pas. Une des façons, selon lui, est d’améliorer le CRPQ.
«La réalité, c'est qu'il y a beaucoup de plaintes en déontologie policière qui sont en lien avec des interceptions multiples, par exemple des conducteurs noirs ou maghrébins qui vont se faire intercepter trois ou quatre fois sur une période de six mois. Quand tu te fais intercepter à plusieurs reprises, ce qu’on appelle des interceptions multiples, c'est normal que tu dises: ça n'a pas de bon sens, est-ce qu'ils vont me lâcher?
«Si les policiers avaient la possibilité de créer (au CRPQ) un historique de plaque sur chacun des véhicules qu'ils vont enquêter, ils pourraient voir que tel ou tel véhicule a été enquêté, que c'est le fils du propriétaire qui conduisait et que tout est en ordre. En créant des historiques, on serait capables de diminuer les interventions multiples.»
Serait-ce suffisant? Difficile de répondre à une telle question, mais parmi les 11 victimes de profilage racial ayant témoigné devant le juge Yergeau, huit conduisaient leur propre véhicule et non celui de quelqu’un d’autre. Cependant, un historique d’interceptions au CRPQ alerterait effectivement les policiers que le véhicule qu’ils veulent intercepter l’a déjà été et qu’il n’y avait aucune raison de le faire. Mais cela signifierait également que ces conducteurs auraient déjà été interceptés… pour rien.
Il faudra donc voir comment sera débattue la cause en Cour d’appel, la décision de celle-ci et l’appel qui suivra sans aucun doute. D’une part, il est permis de croire que si le plaignant original au dossier, Joseph-Christopher Luamba, un étudiant d’origine haïtienne qui a décidé de porter le dossier en Cour après trois interceptions injustifiées en un an, était débouté, il irait jusqu’en Cour suprême avec l’appui de l’Association canadienne des libertés civiles.
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À l’opposé, si la Cour d’appel maintenait la décision, le Procureur général du Québec ou le Procureur général du Canada, ou les deux, iraient très certainement en Cour suprême parce que le juge Yergeau n’a pas invalidé que l’article 636 du Code de la sécurité routière du Québec qui permet ces interpellations aléatoires, mais aussi l’arrêt Ladouceur de 1990 de la Cour suprême sur lequel s’appuient tous les policiers canadiens pour se livrer à cette pratique.