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Le matin du 21 mars 2021, les parents de Charles Pigeon ont remarqué des marques bleutées sur le corps de leur nouveau-né. Paniqués, Geneviève et Maxime se sont précipités à l’hôpital Sainte-Justine. En moins de 72 heures, les plaques avaient disparu.
Amoureux depuis sept ans, pas encore 30 ans, parents d’une bambine et d’un nouveau-né. Sur les murs de leur maison du domaine-Richer, quartier modeste de Saint-Jérôme, des photos témoignent d’une vie de famille heureuse.
Elle, éducatrice spécialisée, lui, charpentier-menuisier ; Geneviève Lachance et Maxime Bourque-Pigeon incarnent la famille typique. Ils pourraient être vous, votre couple d’amis, votre beau-frère, votre cousine ou votre fille. Et leur histoire d’horreur pourrait être la vôtre.
Quatre semaines après l’arrivée au monde de leur cadet, tout a basculé : des marques cutanées inexpliquées; un signalement à la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ); l’interdiction d’être seuls avec leurs enfants; une surveillance sept jours sur sept, 24 heures sur 24, durant des mois. La première année de vie de leur garçon, ils l’ont passée à se défendre contre la DPJ, soupçonnés, à tort, d’avoir maltraité leur bébé.
« Le tout partait d'une bonne intention à mes yeux : aller consulter quand on trouve quelque chose d'inquiétant sur son bébé. Cela s'est reviré contre nous et on s'est retrouvés accusés de maltraitance d'enfant. »
- Maxime Bourque-Pigeon, père de Charles
Par quel chemin de croix des parents innocents doivent-ils passer pour se sortir d’un tel cauchemar? Noovo Info a suivi la famille de Charles pendant sept mois, à différentes étapes d’un processus laborieux, coûteux et dommageable. Un parcours truffé d’embûches, par la faute d’un système de justice surchargé et d’une protection de la jeunesse débordée.
DOSSIER DANS LES LIMBES DE LA DPJ :
L’avis d'un pédiatre du département sociojuridique du CHU Sainte-Justine est à l’origine du signalement fait à la DPJ. Son rapport d’évaluation médicale de 26 pages évoque la série de tests effectués lors de l’hospitalisation du bébé.
D’abord, l’examen physique : normal sur toute la ligne. L’examen musculosquelettique : normal. L’examen neurologique : normal. Rayons X : normaux. Échographie cérébrale : normale. L’examen de la peau : quelques petites marques rouges/violacées, « dont l’apparence était suggestive d’une ecchymose ». Les marques ont disparu rapidement, au point où les parents ont eux-mêmes fourni 23 photos prises lors de leur découverte pour faciliter l’évaluation médicale; des photos qui allaient ensuite servir d’élément de preuve contre eux.
À gauche, des marques sur le bras droit de Charles Pigeon, le 21 mars 2021. Les marques avaient disparu le 25 mars 2021 (à droite). Crédit : Geneviève Lachance et Maxime Bourque-Pigeon.
Le pédiatre de Sainte-Justine note également dans son rapport que « la révision du dossier médical est limitée par la lisibilité des notes médicales » prises par l’urgentologue au moment de l’hospitalisation, la veille.
Son rapport fait aussi état d’une évaluation réalisée par un hématologue-oncologue du CHU Sainte-Justine une semaine après l’hospitalisation de Charles. Ce dernier a conclu que « la nature des marques documentées chez Charles est remise en question étant donné leur durée et leur évolution » et « qu’il n’y a pas d’évidence d’anomalie significative de l’hémostase ayant pu être responsable d’ecchymoses multiples survenues spontanément au cours de la nuit précédant leur découverte par les parents ».
Extrait de la lettre de l'hématologue-oncologue du CHU Sainte-Justine à du pédiatre du même établissement, 12 avril 2021 :
En résumé : les marques sont à peine visibles à l’évaluation, le seul médecin à les avoir observées a laissé dans le dossier des notes partiellement illisibles et l’hématologue-oncologue - médecin spécialiste des maladies du sang - ne peut affirmer hors de tout doute qu’il s’agit de bleus à proprement parler.
En vertu de ses observations et de celles de ses pairs, le pédiatre juge que la situation mérite quand même un signalement à la DPJ; il conclut dans son rapport que, « sans explications pour l’ensemble des ecchymoses documentées sur la peau, la possibilité d’un (des) traumatisme(s) non accidentel(s) doit être envisagée et évaluée par la DPJ ».
Le CHU Sainte-Justine a refusé toutes nos demandes d’entrevue sur le sujet et n’a pas accepté de nous mettre en contact avec les médecins.
« Ce dossier est entre les mains de la DPJ, le CHU n’accordera pas d’entrevue ni ne commentera », a d’abord répondu Florence Meney, adjointe à la directrice des communications du CHU Sainte-Justine, dans un courriel laconique. Une fois le dossier fermé par la DPJ, le CHU Sainte-Justine a maintenu son refus : « À ce stade, le CHU Sainte-Justine n’a aucun représentant clinique disponible pour entrevue sur ce sujet, désolée », a justifié Mme Meney.
De son côté, la DPJ a évalué le signalement fait par le médecin et a décidé de passer à l’étape suivante, celle de l’orientation. À partir de cette étape, c’est le début d’un long processus, puisque cela signifie que le dossier se retrouve devant les tribunaux pour une analyse approfondie.
La décision de la DPJ apparaît essentiellement basée sur les observations du pédiatre du CHU Sainte-Justine. Dans son rapport d’évaluation, l’intervenante de la DPJ indique qu’elle a également communiqué avec l’hématologue-oncologue, qui lui a expliqué que, « selon les informations qu’il a reçues, il ne peut pas arriver à la conclusion que les marques sur le corps de Charles sont des ecchymoses », et que, si elles en sont, elles auraient été « causées par un serrement [...] qui, si c’est le cas, était relativement modéré ».
L’intervenante a également parlé avec la pédiatre qui suit depuis leur naissance les deux enfants du couple, Charles et Sophia, et qui « connaît très bien la mère ». On lit dans son rapport que la pédiatre l’a informée qu’elle « n’a jamais eu d’inquiétudes concernant les parents et n’a jamais eu de doute quant à de possibles abus. Charles ni Sophia n’ont jamais présenté d’ecchymose ».
Extrait du rapport d’évaluation de la DPJ, 23 avril 2021 :
L’intervenante souligne que « les parents apparaissent soucieux du bien-être des enfants » et « qu’ils semblent avoir de bonnes capacités parentales ». Elle avance néanmoins qu’il « est impossible de déterminer si le ou les événements sont accidentels », et décide donc que « le besoin de protection demeure », puisque « aucune cause médicale ou explication donnée de la part des parents ne permet d’expliquer les blessures ». Ainsi, les dédales judiciaires et le réel chemin de croix commencent pour les parents qui clament leur innocence.
Il est impossible de savoir combien de parents comme Geneviève et Maxime sont soupçonnés, à tort, d’avoir maltraité leur enfant. Les statistiques sont comptabilisées en fonction des décisions prises à chaque étape d’intervention de la DPJ, indépendamment des motifs. Dans le cas de la famille Pigeon, le dossier a été fermé après être passé à l’étape de l’orientation.
Le cas de la famille de Charles Pigeon a été traité par la DPJ des Laurentides, qui relève du Centre intégré de santé et de services sociaux (CISSS) des Laurentides. Le CISSS a refusé nos demandes d'entrevue, malgré l’autorisation écrite des parents de Charles.
« La confidentialité à laquelle nous sommes liés amène le DPJ à ne pas commenter publiquement des situations individuelles, et ce, en vue de protéger l’identité de l’enfant et celle de ses parents. Conséquemment, nous ne commenterons pas une situation particulière d’enfant surtout lorsque celle-ci fait l’objet d’un processus judiciaire au tribunal », a répondu Marie-Christie Gareau, agente d’information du CISSS des Laurentides, en juillet dernier.
De ce fait, Noovo Info a de nouveau contacté le CISSS des Laurentides au terme du processus judiciaire, soit après la fermeture officielle du dossier le 19 novembre 2021. La demande d’entrevue, tant sur le cas précis que sur l’état de situation en général au sein de la DPJ, a été refusée une fois de plus.
« [...] Le dossier d’un usager est confidentiel [...]. Avec l’autorisation écrite des parents, vous pouvez cependant formuler une demande d’accès à l’information [...]. Conséquemment, nous ne commenterons pas la situation et ne pourrons accepter l’entrevue demandée », a répondu par courriel Anick Drouin, agente d'information au CISSS des Laurentides, à la fin novembre.
Quand Noovo Info a rencontré la famille de Charles pour la première fois, 11 semaines s’étaient écoulées depuis le signalement initial fait à la DPJ par le département sociojuridique de l’hôpital Sainte-Justine. Depuis plus de deux mois, une surveillance constante devait être assurée par une tierce personne approuvée par la DPJ - dans leur cas, il s’agissait de la grand-mère maternelle, Nancy Briand. Cette dernière a dû quitter son emploi pour s’occuper à temps plein de ses petits-enfants et ainsi leur éviter un placement d’urgence dans une famille d’accueil - ce que d’autres familles ne parviennent pas à faire.
« Depuis ce temps-là, je n’ai pas de revenu. J’ai dit à la DPJ : “ Voyons, c’est impossible qu’on m’envoie superviser une famille, mais que je n’aie aucun revenu, je dois avoir droit à quelque chose? ” et on m’a répondu que la seule façon que je puisse avoir un revenu est de devenir famille d’accueil; donc qu’ils enlèvent les enfants aux parents et que je prenne la garde à temps plein chez moi », racontait en juin la grand-maman de 49 ans, épuisée de subvenir jour et nuit aux besoins de deux bambins.
Le témoignage de Nancy Briand, grand-mère de Charles Pigeon :
La supervision temporaire assurée par la grand-mère, initialement prévue pour 30 jours, s’est prolongée pour une durée totale de 119 jours, notamment en raison des délais judiciaires.
« Pour différentes raisons en dehors du contrôle de la DPJ, les délais peuvent être plus longs au tribunal (changement d’avocat, surplus d’auditions…) », avait justifié sans plus de détails Mme Gareau..
Que peuvent faire des parents qui n’ont rien à se reprocher pour évacuer rapidement la DPJ de leur vie? « Rien», répond d’emblée l’avocate spécialisée en droit de la jeunesse et de la famille Me Valérie Assouline. « Je leur dis d’être patients. »
« J’ai plusieurs dossiers où il est question de maltraitance de bébé, un fémur cassé, par exemple, et les parents me disent : “ Je n’ai jamais fait ça! ”, et je les crois. Je ne comprendrais pas pourquoi un parent irait à l’hôpital demander de l’aide s’il a quelque chose à se reprocher. Mais il se retrouve dans le système, et le système est long », témoigne Me Assouline, qui représente les parents de Charles.
Assise à son bureau aux immenses fenêtres surplombant l’autoroute Métropolitaine, l’avocate énumère des exemples de dossiers dans lesquels elle a défendu des parents dans des histoires qui manquaient, selon elle, de « GBS : de gros bon sens ».
« Des parents qui ont un autre enfant qu’ils n’ont jamais maltraité, on va voir le pédiatre qui dit que ce sont d’excellents parents. Et on met ces parents-là dans la case des parents qui maltraitent leur bébé, parce qu’ils sont allés consulter à l’hôpital [pour ces marques-là]. Ça n’a pas de sens », évoque l’avocate.
Me Assouline est aussi reconnue pour représenter la mère biologique de la fillette de Granby. Sans revenir directement sur cette histoire, elle convient avoir remarqué un changement dans les signalements à la DPJ depuis cet événement marquant.
« Oui, il y a une survigilance, parce que personne ne veut se retrouver dans un dossier de Granby. »
- Me Valérie Assouline, avocate spécialisée en droit de la jeunesse et de la famille
À consulter :
La famille de Charles a passé un total de 243 jours avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête (voir En 10 dates au bas de l’article), entre le signalement initial et la fermeture officielle du dossier. En cours de route, la DPJ a finalement déterminé que la sécurité des enfants de cette famille n’était pas compromise.
Dans son second et dernier rapport rédigé le 13 septembre 2021, l’intervenante de la DPJ dépeint des parents qui « présentent d’excellentes capacités parentales ». Elle écrit que « les observations effectuées ne sont que positives », que les enfants « évoluent dans un milieu familial plus qu’adéquat » et qu’ils ne sont pas en danger. La DPJ recommande la fermeture du dossier. L’acte de désistement est présenté en cour le 19 novembre 2021; le juge donne l’accord final.
« L’enfer est fini. Je ne le réalise pas encore. On va commencer à se reconstruire et réapprendre à vivre normalement », confie Geneviève, quelques jours après que le tribunal eut fermé le dossier de son fils.
Geneviève et Maxime peinent à s’en réjouir, ne mesurant toujours pas l’ampleur et les conséquences de ce qu’ils ont vécu. Geneviève a décidé de prolonger son congé de maternité de quelques mois, question de « rattraper le temps perdu » avec ses enfants.
« La travailleuse sociale m’a appelée ce matin pour me dire que tout était fermé, fini. C’est la dernière fois que je voyais son numéro sur mon afficheur! »
À cela s’ajoute une charge financière de 30 000 $ résultant des frais d’avocat, des journées de congé, des examens médicaux réalisés au privé et des séances de psychothérapie; sans compter la perte de revenus de la grand-mère maternelle. Des amis de la famille ont mis sur pied une campagne de sociofinancement, en espérant alléger le fardeau financier des jeunes parents.
Maintenant qu’une page importante de leur histoire est tournée, une question demeure : d’où provenaient les marques apparues sur le corps de Charles, ce matin du 21 mars 2021?
« On ne le sait pas. On a des hypothèses, peut-être une maladie génétique, mais les tests sont trop invasifs pour un enfant de cet âge-là. On le saura dans quelques mois ou dans quelques années », a expliqué Geneviève, ajoutant qu’un des médecins consultés a aussi évoqué qu’il ait pu s’agir d’un banal virus… qui pourrait revenir à tout moment.
DOSSIER DANS LES LIMBES DE LA DPJ :
21 au 23 mars 2021 :
21 avril 2021 :
11 mai 2021 :
9 juin 2021 :
14 juin 2021 :
23 juin 2021 :
7 juillet 2021 :
19 juillet 2021 :
13 septembre 2021 :
19 novembre 2021 :
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