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Art et culture
Chronique |

Rue Duplessis et nos petites et grandes noirceurs

Il y a plusieurs questions très intéressantes que soulève la poursuite en diffamation dont Jean-Philippe Pleau fait l’objet. 

Hier, plusieurs médias ont rapporté que l’auteur de Rue Duplessis — Ma petite noirceur ainsi que son éditeur, Lux, sont poursuivis par une dizaine de membres de la famille de M. Pleau pour une somme de 672 000 $. Ces derniers affirment avoir été écorchés par cet ouvrage autobiographique dont plusieurs passages seraient faux. L’auteur, lui, avance qu’il a écrit ce livre par amour pour ses proches. Rappelons que Rue Duplessis est un best-seller au Québec ayant fait l’objet d’une grande couverture médiatique.

Ce n’est pas sans rappeler une autre affaire. En février dernier, l’auteur franco-algérien Kamel Daoud a été poursuivi en justice par une femme qui affirme que son roman, Houris, bafoue son droit à la vie privée. Pour cet ouvrage, Daoud a reçu le Goncourt, l’un des prix littéraires les plus prestigieux en France.

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L’idée ici n’est pas du tout de prendre position sur ces deux cas précis, considérant que ces affaires sont toujours devant les tribunaux.

Plutôt, je souhaite explorer une question fondamentale qui concerne tous les auteurs — et plus largement, n’importe qui ayant une tribune : quelle est la responsabilité des écrivains face aux personnes qui font partie de leurs vies ? Naturellement, tous les artistes, peu importe la discipline, s’inspirent de ce qui les entoure. Or, cette question, qui peut sembler futile lorsqu’on est un inconnu, devient incontournable, voire pressante lorsqu’on est lu à une échelle nationale ou internationale.

Comment se dire sans imposer une vie publique à des personnes qui n’en veulent pas ? Comment rendre hommage sans instrumentaliser ? Un auteur doit-il toujours demander l’autorisation de son entourage pour pouvoir les raconter ? Quelles parts d’ombre et de noirceur peut-on mettre en lumière sans attaquer la dignité des membres de son entourage, incluant celles et ceux qui peuvent nous avoir blessés et meurtris ? Comment tracer la ligne entre authenticité et voyeurisme crasse ? Est-il toujours nécessaire de raconter tout dans les moindres détails ? De « dire son nom » ?

Le succès d’un livre n’est pas quelque chose qui peut se prédire. Certains auteurs sont célébrés dès leur premier livre, d’autres vers la fin de leurs vies ou carrément après leur mort. Cela étant dit, toutes les œuvres qui sont canonisées sont à haut risque d’instrumentalisation.

Est-ce toujours une bonne chose d’être un auteur à succès ? Pourquoi certaines paroles sont audibles et d’autres non ? Est-on vraiment un auteur lorsque personne ne craint nos mots ? Les voix littéraires les plus puissantes ne seraient-elles pas celles que l’on cherche à dompter, cacher et contenir ?

Il est très facile de vider les mots de leurs sens et d’en perdre le contrôle. Pensons à Kimberlé Crenshaw, cette juriste afro-américaine ayant créé le concept d’intersectionnalité il y a plus de 30 ans. Crenshaw se promène aujourd’hui d’un bout à l’autre des États-Unis avec une grande exaspération pour expliquer ce que l’intersectionnalité n’est pas. Qu’il ne s’agit pas d’un outil visant à faire des hommes blancs des nouveaux parias. L’intersectionnalité est seulement un outil qui permet d’analyser les inégalités entre les personnes selon leur race, leur classe ou leur genre. Crenshaw ne reconnaît plus l’intersectionnalité dont elle entend parler sur les plateaux de télévision et dans les grands médias en France, au Québec et aux États-Unis. Et elle n’est, ni la première, ni la dernière à se retrouver dans une telle situation.

Kimberlé Crenshaw est toujours en vie. Qu’adviendra-t-il de son travail intellectuel lors de son décès ? Il est très facile de faire parler les morts. Quelle sera la postérité de nos mots, lorsqu’ils seront détournés de leur destination première ? Qui fera office de véritable chien de garde de notre pensée dans un monde où l’on juge souvent les livres par leurs couvertures ?

Personnellement, aussitôt que j’ai commencé à prendre la parole publiquement, j’ai eu le réflexe d’en discuter avec mes proches. J’ai eu la chance de naître dans une famille où l’on m’a toujours laissé la liberté d’être et de penser. Même si je regarde mon travail avec sévérité avec le recul, je m’arrange pour assumer chaque mot au moment où je les exprime. Je demande rarement la permission, mais je suis toujours transparente. Quand j’aime, j’aime beaucoup. Je suis très protectrice des personnes qui font partie de ma vie, à un point tel qu’elles doivent parfois me rappeler qu’elles sont de grandes personnes capables de faire face à l’adversité. Or, comment raconter nos histoires lorsque ce dialogue et cette transparence sont impossibles ?

Plus notre parole porte, plus il faut réfléchir à ce qu’elle implique pour autrui. Je n’ai aucunement la prétention d’avoir la réponse à toutes ces questions. Je les pose parce qu’elles m’obsèdent. Et elles devraient obséder toute figure publique. En tout temps.