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À l’heure où j’écris ces lignes, on ne sait pas encore grand-chose du contexte dans lequel vivait cette famille. Je comprends les journalistes et les policiers de garder une certaine réserve.
« Ç’a toute l’apparence d’un drame familial. »
Ce sont les mots qu’a utilisés Érika Landry, porte-parole du Service de police de la Ville de Laval, lorsque les corps inanimés d’Anzel Arora, 13 ans, et d’Aaron Arora, 10 ans, ont été retrouvés dans un petit jumelé de la rue Lauzon. C’était leur maison familiale.
Très vite, l’expression a été reprise par certains journalistes et plusieurs médias. L’idée, ici, n’est pas de les blâmer ni de pointer du doigt cette policière. L’idée, c’est d’apprendre pourquoi parler d’un drame familial lorsqu’il est question d’un meurtre, d’un meurtre d’enfant, est inadéquat. Ce n’est pas moi qui le dis, ce sont des chercheurs et des organismes qui viennent en aide aux victimes de violence conjugale.
À l’heure où j’écris ces lignes, on ne sait pas encore grand-chose du contexte dans lequel vivait cette famille. Je comprends les journalistes et les policiers de garder une certaine réserve. Le père a été accusé du meurtre prémédité des deux enfants, ce qui n’était pas le cas lundi soir. Mais tout de même, on aurait pu appeler un chat un chat et plutôt dire « Ç’a toute l’apparence d’un double infanticide. »
Pour ceux qui seraient tentés de n’y voir qu’un caprice sémantique, il faut savoir que le choix des mots utilisés dans ce contexte a de réelles répercussions sur notre perception de la violence conjugale dans la société.
Claudine Thibaudeau, travailleuse sociale et responsable du soutien clinique à SOS violence conjugale est sans équivoque par rapport à cette expression. « Quand il y a un meurtre qui se produit dans un autre contexte, est-ce qu’on parle de drame ? Si quelqu’un se fait tuer dans une école, est-ce qu’on parle d’un drame scolaire ? Drame, c’est beaucoup trop générique comme terme. Ça enlève l’aspect de meurtre. Oui, l’événement est dramatique. Mais un drame, ça peut être beaucoup de choses qui ne sont pas un meurtre.»
En utilisant l’expression «drame familial», on évacue le meurtre et ça amène des explications qui ne sont pas liées à la violence. Quand des enfants sont assassinés par leur père, c’est souvent dans un contexte de violence conjugale. Par rapport à ce qui s’est passé à Laval, les policiers avaient suffisamment d’information pour dire que c’était des meurtres. Je peux comprendre qu’on soit prudent, mais appelons un meurtre un meurtre. Appelons le meurtre des enfants un infanticide.
Et il y a tout ce que sous-tend l’idée même du mot drame dans un contexte de violence. En utilisant drame conjugal ou drame familial, il y a cette idée que quelque part, c’est la faute de la victime. Ça sous-entend que la femme a poussé l’homme à bout, qu’elle l’a rendu fou.
Pour madame Thibaudeau, ce n’est pas encore assez clair, même si on a fait beaucoup de progrès, que la violence conjugale et la violence post-séparation, ce n’est pas de la faute de la femme. Si on parle d’un drame, c’est comme s’il n’y avait pas de coupable. C’est comme si tout le monde était victime du drame, y compris le meurtrier. Le meurtre est la responsabilité du meurtrier.
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C’est le nombre de morts liés à la violence conjugale en 2022. 11 féminicides, 1 partenaire assassiné par l’ex de sa nouvelle conjointe, 1 suicide lié à une peine jugée trop faible par une victime de violence conjugale. 6 enfants. 6 enfants dans 3 familles différentes. Et l’année n’est pas finie.
Une des choses importantes à retenir souligne Claudine, c’est que les enfants ne sont pas seulement des victimes de cette violence au moment d’être assassinés. « Ils sont victimes dès qu’il y a de la violence dans une relation. »
On s’est beaucoup demandé, dernièrement, ce qu’on pourrait faire pour prévenir les féminicides, mais est-ce que des choses pourraient aussi être mises en place pour éviter que des parents assassinent leur progéniture. Quand j’ai posé la question à madame Thibaudeau, il y a eu un long silence. J’aurais aimé vous le faire entendre, puisqu’il était lourd de sens.
« Il faut tout le temps tenir compte, quand il y a de la violence, du potentiel de danger pour les enfants, et ce dans toutes les décisions qui sont prises. Je vais vous donner un exemple de ce que vois souvent. Mettons que je vis de la violence et que je veux faire reconnaître cette violence aux yeux de la cour de façon à ce que le père des enfants n’ait plus accès, ça va me prendre de l’argent et un très bon avocat. Ça prend beaucoup de ressources pour entamer ce genre de combat, et ces femmes-là en ont rarement, car elles sont souvent victimes de violence économique et vivent dans la précarité. Ça coûte une fortune. Il n’y a pas d’indemnisation pour la défense et en dehors des poursuites au criminel, la femme doit être représentée que ce soit devant la DPJ ou au civil. En plus, elles ont souvent à se défendre d’allégations envers elles-mêmes, car c’est l’une des stratégies souvent employées par leur ex-conjoint, les accuser de violence à leur tour. »
Vous voyez le portrait ? C’est terrible à dire, mais ça prend énormément de temps et de ressources pour qu’un père se voie refuser l’accès à ses enfants, et ce père-là a tout le temps nécessaire pour fomenter des idées de meurtres et les mettre à exécution.
Même si le rapport Rebâtir la confiance spécifiait que le nouveau tribunal spécialisé devrait tenir compte du contexte de violence conjugale lors de l’octroi de la garde des enfants, il est encore trop tôt pour en voir réellement les effets. Ça donne des mamans qui vont porter leurs enfants chez un père violent, en sachant très bien qu’elle les expose à un danger sans nom. Imaginez comment elles se sentent.
Je le répète, et Claudine aussi tenait à ce que je le mentionne clairement : on a fait de grands pas en matière de violence conjugale depuis quelques années. Mais l’organisme a tout de même reçu 58 000 demandes d’aide l’an passé. Ce n’est pas tout. 155 000 personnes ont rempli au complet le questionnaire interactif disponible sur leur site. Je souligne qu’il est en ligne depuis seulement deux ans. Ça commence à faire beaucoup de monde si on garde en tête que cela ne représente qu’une fraction des victimes.
Est-ce qu’il resterait, dans notre inconscient collectif, des relents des valeurs qui permettent à certains hommes de penser que c’est correct d’avoir le pouvoir dans une relation ? « Si on était véritablement sorti de ça, il n’y aurait pas autant de féminicides, d’infanticides et de violence conjugale. » Claudine Thibodeau est convaincue de ça. Il y a encore, gravé dans le fonds de l’inconscient collectif, quelque chose qui fait en sorte qu’on « permet » et qu’on « excuse » ce genre de comportement, qu’on utilise le mot drame à la place du mot meurtre.
L’égalité n’est pas encore atteinte. La violence conjugale perdure parce que, d’une certaine façon, on le permet. Ce qui s’est passé à Laval, lundi soir, ce n’est pas un drame familial. C’est un drame collectif.
Si vous ou un de vos proches êtes victimes de violence conjugale, il est possible de rejoindre l’équipe de SOS violence conjugale 1 800 363-9010 — 24/7
Sachez aussi qu’une survivante, en collaboration avec SOS violence conjugale, organise une marche pour prendre collectivement position face à la violence conjugale. C’est ce samedi 22 octobre à 13 h. Le rendez-vous est à la place du Canada (1010 rue de la Gauchetière) à Montréal.
Pour me raconter une histoire ou si vous voulez témoigner de quelque chose qui vous tient à coeur, écrivez-moi un courriel : genevieve.pettersen@bellmedia.ca.