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Exclusif

Gatineau, ligne de front de la crise des surdoses

Trônant déjà au sommet du triste palmarès des décès par surdoses, l’Outaouais doit composer avec des drogues de plus en plus dangereuses en provenance de l’Ontario voisine.

Exclusif

Gatineau, ligne de front de la crise des surdoses

Trônant déjà au sommet du triste palmarès des décès par surdoses, l’Outaouais doit composer avec des drogues de plus en plus dangereuses en provenance de l’Ontario voisine.

À perte de vue, des tentes, de vieilles roulottes abîmées et des débris. Le temps gris semble coller parfaitement au paysage apocalyptique auquel on fait face. Des hommes et des femmes au regard vide marchent sans destination sur cet immense terrain de stationnement devenu logis pour ces gens sans-toit.

Quelque 150 personnes en situation d’itinérance s’entassent dans ce campement de Gatineau, près de l’ancien aréna municipal. À l’intersection des routes des trafiquants de drogues du Québec et de l’Ontario, la ville détient depuis plusieurs années le triste record du plus grand taux de décès par surdose dans la province.

Sarah, une résidente du campement, vient nous saluer. Malgré ses lunettes fumées colorées, elle ne voit cependant pas la vie en rose. Le sujet des surdoses s’impose par lui-même, tant il est d’actualité ici.

Un de ses amis a fait une surdose ce matin-là, nous confie-t-elle. Elle a cru qu’il allait y passer. «Il est tombé d’un coup sec, raconte-t-elle. Il est devenu vert/gris, il a arrêté de respirer, il avait des convulsions.»

Les drogues qui circulent dans la région sont devenues des cocktails de plus en plus imprévisibles, témoigne Sarah. «Astheur, les trafiquants mélangent un tas de patentes: du crystal, du fentanyl, avec d’autres cochonneries.»

Plus tard en journée, des organismes communautaires confirment leurs dires. «Résultat positif au fentanyl et aux benzodiazépines», peut-on lire dans une note envoyée aux intervenants sur le terrain et obtenue par Noovo Info.

On apprendra que la réanimation de l’ami de Sarah aurait été «plus lente et ardue que d’habitude, ce qui corrobore les informations connues sur les mélanges entre benzodiazépines et opioïdes», confie un intervenant.

Élo, une autre résidente du campement, rejoint Sarah. Les deux font une liste non exhaustive des amis qu’ils ont perdu ces derniers mois. «Il y a eu Réjean, Marjo, Peter, Steve, Joel… la liste est longue. On en a perdu d’aussi jeune que dans le début vingtaine», dit-elle. «Les gens consomment pour geler leurs traumas, pour essayer de ne pas sentir leurs souffrances, leur mal de vivre», poursuit-elle.

Élo, une résidente du campement, a vu plusieurs de ses amis mourir de surdoses.
Élo, une résidente du campement, a vu plusieurs de ses amis mourir de surdoses.

Cocktail mortel

Gatineau compte le taux de surdoses mortelles le plus élevé au Québec pour les années 2016 à 2022, dernière année pour laquelle le bilan complet est disponible. Le bilan partiel pour 2023 fait état d’au moins 33 décès par surdoses, mais pourrait grimper en raison d’un mois de décembre particulièrement mortel.

Si la ville est devenue un épicentre des surdoses, c’est en grande partie en raison de son emplacement géographique. À la frontière entre le Québec et l’Ontario, des drogues provenant autant des ports de Toronto que de Montréal aboutissent en Outaouais, note Alexandre Thomassin, porte-parole du Service de police de Gatineau. Et plus les drogues font de la distance, plus elles risquent d’être mélangées avec des substances toxiques ou même mortelles, explique-t-il.

Alexandre Thomassin est lieutenant à la police de Gatineau. Il s’intéresse aux surdoses et au trafic de drogue.
Alexandre Thomassin est lieutenant à la police de Gatineau. Il s’intéresse aux surdoses et au trafic de drogue.

«À Montréal, la drogue disponible a passé par moins d’intermédiaires et elle a donc été moins coupée», explique-t-il. Les substances qui arrivent du port de Toronto passent quant à elles entre les mains de nombreux intermédiaires, tous susceptibles d’y mélanger des produits moins chers pour augmenter leur profit. 

«Par exemple, la méthamphétamine ou la cocaïne peuvent être coupées avec du fentanyl, des benzodiazépines, du bromazolam ou des nitazènes», explique-t-il.

«Ces nouvelles substances, à hautes doses, ça vient couper la respiration et on en meurt», avertit la Dre Camille Paquette, de la Santé publique de l’Outaouais, visiblement exaspérée par la situation. 

Et une nouvelle substance inquiète particulièrement ces jours-ci à Gatineau: le xylazine, un analgésique pour animaux qui a été retrouvé dans certaines des combinaisons qui circulent dans l’est ontarien. La présence de telles substances vient complexifier les manœuvres de réanimation, puisque la naloxone – utilisée pour renverser temporairement les effets d’une surdose d’opioïdes – devient alors inutile. 

C’est d’ailleurs ce type de cocktail mortel qui pourrait avoir été responsable de 17 surdoses survenues à Belleville le 6 février dernier, en l’espace de quelques heures, selon la principale piste étudiée par les autorités locales.

Panique au camp

Il est 15 heures, un sentiment de panique s’empare soudainement du campement. Une colonne de fumée s’élève d’une toilette chimique. Des employés de sécurité et des résidents du camp courent dans tous les sens. Cédric, l’ami de Sarah, arrive avec un extincteur. Il éteint le brasier, comme s’il était habitué à manier l’appareil.

On apprendra plus tard que le petit incendie aurait été provoqué par un des résidents qui se serait caché dans la toilette pour consommer.

Sarah s’inquiète de l’effet que ces images pourraient avoir sur la façon dont le public perçoit le campement. «Les gens pensent qu’on est tous des drogués, mais on avait des jobs avant», affirme la jeune femme, qui était elle-même designer d’intérieur. «Par malchance, on a tout perdu et on est rendu ici. J’ai peur, ça fait très peur ce qui se passe avec toutes ces surdoses», lance-t-elle.

Elle nous amène à la rencontre de Yan Meunier. Visage connu de Gatineau, il rappe depuis des décennies. Mais il y a trois ans, sa vie a basculé: sa maison a brûlé. Il a abouti dans une vieille roulotte du campement de Gatineau.

Résident du campement, Yan Meunier compose des chansons inspirées par ses expériences en lien avec la consommation de drogue.
Résident du campement, Yan Meunier compose des chansons inspirées par ses expériences en lien avec la consommation de drogue.

Nous entrons dans son univers. Une chaufferette de fortune réchauffe la roulotte qui déborde d’objets de toutes sortes. Ce «doyen» du campement dit s’être donné pour objectif de freiner la circulation du fentanyl dans le camp.

«À Ottawa, ça tombe comme des mouches. Venez pas jouer à la roulette russe avec nous autres, j’en ai tellement perdu», dit-il. Il canalise sa souffrance dans sa musique. Meunier nous fait écouter Crystal, une nouvelle composition inspirée de son quotidien ici. «Gelé comme une balle, une larme. Le vide entre les bras. Nous sommes ce que l’on est, nous sommes ce que l’on est», entonne-t-il, alors que sa musique fait pétarader le petit haut-parleur placé au sol. Tout près, son chien écoute sans bouger. 

Patate chaude politique

L’élu responsable de l’Outaouais, le ministre Mathieu Lacombe, a confié à Noovo info s’inquiéter de voir les nouveaux cocktails débarquer au Québec et «Gatineau est une des premières à en subir les effets». S’il note que le campement n’est pas nouveau, il ajoute «que c’est la Ville de Gatineau qui permet au campement de demeurer en place dans sa forme actuelle».

La mairesse de Gatineau, France Bélisle, n'était pas disponible pour rencontrer Noovo Info. Son bureau a indiqué être aussi très préoccupé par la situation des surdoses. Quant au campement, «la Ville ne fait pas de démantèlement, car il n’y pas d’alternatives pour l’instant», répond Daniel Feeny, du cabinet de la mairesse. Mais il assure que l’administration Bélisle fait du logement «son cheval de bataille».

L’automne dernier, le conseil municipal a débloqué 5 millions de dollars pour bâtir une halte-chaleur pérenne et des logements de transition. Face à l’urgence de la crise, les deux initiatives doivent être prêtes d’ici les prochains mois.

De nouveaux centres réclamés

Le directeur général du Centre d'intervention et de prévention en toxicomanie de l'Outaouais (CIPTO), Yves Séguin, dresse un sombre portrait de la situation actuelle en Outaouais. Son organisme a ouvert une nouvelle unité mobile où des consommateurs peuvent prendre des drogues sous supervision, afin d’éviter des surdoses dans la solitude.

La puissance des cocktails de drogues qui circulent a une autre conséquence, s’attriste Yves Séguin. «Elles provoquent une perte de contact qu’on ne voyait pas avant. Il y a 10 ans, les gens consommaient du crack, mais ne perdaient pas le contact avec la réalité aussi vite», témoigne-t-il.

Et les options pour les traiter sont limitées. «Pour ces gens dépendant aux drogues, la solution c’est pas à l’urgence, ce n’est pas le poste de police, ni le centre de désintoxication classique, qui ne va pas toujours les accueillir. Il faut créer des centres à bas seuil, c’est-à-dire un lieu où quelqu’un peut au moins arrêter de consommer quelques heures et quelques jours sans jugement», dit M. Séguin. Gatineau n’a pas de tels centres pour l’instant.

Selon lui et les autres intervenants rencontrés, la situation actuelle impose qu’on aille de l’avant avec la décriminalisation. Yves Séguin va encore plus loin: «Vancouver a décriminalisé, mais il y a encore des surdoses. Le problème c’est l’accès à des produits sécuritaires. Faut-il penser à légaliser avec encadrement? Peut-être.»