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Des avocats voient passer dans leur bureau des parents qui jurent n’avoir rien fait. Dans tous les cas, c’est complexe, souvent parce que personne d’autre n’était présent au moment des faits.
L’histoire de la fillette de Granby a levé le voile sur de nombreuses faiblesses au sein de la protection de la jeunesse. Des lacunes « à tous les niveaux du système », avait dit la protectrice du citoyen dans son rapport présenté en 2019 à la Commission spéciale sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse. Les enfants ne sont pas les seuls à en souffrir; les parents et les intervenantes aussi.
La Commission spéciale sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse a été mise en place en 2019, à la suite de la mort de la fillette de Granby, et avait pour mandat d’« examiner les dispositifs de protection de la jeunesse, dans les différents réseaux d’intervention concernés, de manière à identifier les enjeux et obstacles et à formuler des recommandations sur les améliorations à apporter ».
La commissaire Régine Laurent, qui a présidé cette commission, a par le fait même relevé dans ses principaux constats que « les familles, parents et jeunes, ainsi que les intervenantes sont en détresse »; que les conditions de pratique des intervenantes « ne leur permettent pas de dispenser des services de qualité au bon moment et à la hauteur des besoins »; qu’elles sont « sous pression et en nombre insuffisant ».
DOSSIER DANS LES LIMBES DE LA DPJ :
Me Marie-France Ouimet est avocate spécialisée en protection de la jeunesse au cabinet Goldwater Dubé. L’accès difficile aux services de soutien pour les parents ou les enfants, le manque de constance et d’uniformité dans les suivis, les nombreux changements d’intervenantes en cours de route, les délais judiciaires qui rallongent chacune des étapes ou encore la lourdeur du processus pour les parents ne sont que quelques exemples de ce qu’elle constate au quotidien.
Les explications de Me Marie-France Ouimet, avocate au cabinet Goldwater Dubé :
Tant Me Ouimet que Me Valérie Assouline, qui représente les parents de notre dossier Dans les limbes de la DPJ, voient passer dans leur bureau des parents qui jurent n’avoir rien fait. Dans tous les cas, c’est complexe, souvent parce que personne d’autre n’était présent au moment des faits. Ainsi les parents ne peuvent que collaborer, être transparents et s’armer de patience et de résilience.
« Le risque d’erreur existe, ce n’est pas une science exacte, la DPJ. Ils sont là pour les bonnes raisons, mais avec le manque de personnel et tout ça, ça se peut qu’il y ait une erreur qui se glisse, évoque Me Ouimet. Ça se peut aussi que dans des histoires comme Granby, la DPJ soit prise en défaut parce qu'ils l’ont échappée, ils ne sont pas intervenus assez rapidement. Mais, dans un autre dossier, ça se peut aussi qu’ils aient pris trop de vigilance et qu’ils aient voulu prévenir plutôt que guérir. Le système de la DPJ, c’est un système imparfait, parce que ce sont des humains au centre de ce système-là. »
La situation s’avère sensiblement la même partout en province et bien que les délais entre chaque étape varient de quelques jours d’une région à l’autre, les lacunes du système s’observent sur tout le territoire.
« La hausse des signalements, de même que les enjeux de main-d’œuvre, qui s’accentuent par exemple en période estivale, viennent influencer les délais d’attente à l’évaluation des situations signalées et retenues », a expliqué Annie Ouellet, porte-parole du CIUSSS de la Capitale-Nationale, ajoutant que « toutes les situations présentant un niveau d’urgence ou de gravité (priorités 1 et 2) sont traitées sans délai dans la région de la Capitale-Nationale ».
Le CIUSSS de la Capitale-Nationale observe également que les intervenantes « accueillent très favorablement » l’arrêté ministériel qui permet l’octroi de primes à différents travailleurs de la DPJ pouvant aller jusqu’à 1000 $ par mois selon certaines modalités. Cette mesure du gouvernement vise à diminuer les délais, favoriser la rétention et encourager les employés à travailler à temps plein.
Le CISSS des Laurentides - qui a refusé de commenter le dossier de sa DPJ exposé dans le reportage Dans les limbes de la DPJ - a aussi décliné la demande d’entrevue visant à aborder de façon générale les difficultés rencontrées au quotidien par les intervenantes et les familles.
Les délais entre les présences à la cour sont longs, mais néanmoins « normaux » et conformes à la réalité, aussi imparfaite soit-elle. Le ministère de la Justice a d’ailleurs été sévèrement blâmé à ce sujet dans le rapport de la commissaire Régine Laurent, qui qualifie la situation « d'inacceptable pour les enfants », puisque les délais ne tiennent « pas compte de [leur] notion de temps ».
« Le système judiciaire est surchargé et les délais s’allongent au détriment des enfants », peut-on lire dans le rapport de la Commission spéciale sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse.
« Un audit récent du Vérificateur général et le système d’information utilisé par le DPJ démontrent que les délais judiciaires retardent de plusieurs mois le début des services d’aide pour la famille », est-il soulevé dans le rapport déposé en avril 2021. La présidente de la Commission propose que le ministère de la Justice « développe et déploie rapidement un système d’information fiable ».
Qu’en est-il? Le ministère de la Justice « déploie de nombreux efforts visant à réduire les délais de traitement des dossiers en matière de protection de la jeunesse », a répondu par courriel Isabelle Boily, responsable des relations avec les médias au ministère de la Justice. Le gouvernement semble effectivement avoir prêté une oreille attentive aux conclusions de la présidente de la Commission et s’active pour corriger le tir.
« De nombreuses mesures ont été mises en place, [...] notamment l'ajout de journées supplémentaires de cour au calendrier judiciaire; un suivi accru des dossiers par le juge; l'ajout de salles de cour dédiées aux audiences en matière de protection de la jeunesse; la mise en place de journées de cour lors desquelles un juge d'une région entend les demandes urgentes en matière de protection de la jeunesse en provenance de plusieurs districts sans que les parties ou les avocats n’aient à se déplacer; l'application du principe de "justice sur rendez-vous" afin d'éviter des délais d'attente au tribunal et pour permettre le dépôt d'un plus grand nombre de projets d'entente », a énuméré Mme Boily.
Au début du mois de décembre, le ministre délégué à la Santé et aux services sociaux, Lionel Carmant, a aussi déposé le projet de loi 15, qui vise à modifier la Loi sur la protection de la jeunesse et d’autres dispositions législatives. Il a été adopté à l’unanimité par les parlementaires. La Loi permettra entre autres de faciliter la conclusion d’une entente à l’amiable, ce qui, selon Mme Boily, « est susceptible d'accélérer les délais ».