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Sur TikTok, des femmes dénoncent les stratégies utilisées par leur conjoint pour éviter d’accomplir des tâches ménagères simples. Et malgré le ton humoristique, la tendance est moins anodine qu’il n’y paraît.
Votre conjoint a-t-il déjà fait semblant de ne pas savoir comment faire une tâche domestique pour éviter de devoir s’en occuper? Êtes-vous en charge de tous les repas «parce que vous cuisinez tellement bien»? Si oui, votre partenaire pratique peut-être l’«incompétence stratégique». Un phénomène qui ne date pas d’hier, mais sur lequel les utilisateurs de TikTok ont récemment braqué les projecteurs.
Depuis quelques mois, de nombreuses femmes (et certains hommes) utilisent le populaire réseau social pour dénoncer, souvent avec humour, l’ineptie de leur tendre moitié quand vient le temps d’accomplir les tâches domestiques ou de prendre soin des enfants. Réunies sous le mot-clic #WeaponizedIncompetence (qu’on pourrait traduire par «incompétence stratégique»), ces vidéos ont amassé plus de 65 millions de visionnements sur la plateforme.
«L'incompétence stratégique, on pourrait la décrire comme la stratégie – consciente ou inconsciente – de la part d'hommes de se dire incompétents pour faire une certaine tâche, donc d'annoncer à leur conjointe qu'elle est meilleure pour la faire», résume Cécile Gagnon, doctorante en philosophie à l'Université de Montréal, qui s'intéresse à la charge mentale et au travail invisible.
L'objectif derrière cette pratique? «C'est de trouver un moyen détourné pour que les femmes reprennent la responsabilité du travail ménager, du travail de care, mais en pensant que ça vient d'elles le choix de reprendre ces tâches-là, parce que leur conjoint serait incompétent dans ces tâches-là», avance la chercheuse.
La doctorante en philosophie Cécile Gagnon s'intéresse notamment à l'éthique du «care» et au travail invisible des femmes. (Photo: Noovo Info)
Elle se réjouit de voir les questions de l'incompétence stratégique et de la charge mentale discutées sur les réseaux sociaux.
«Même si le sujet est tout à fait sérieux, ça m'amuse comme tendance parce qu'on peut enfin partager le ras-le-bol, l'épuisement, souligne-t-elle. J'aime la solidarité qui se crée sur TikTok, où les femmes se disent que ce n'est pas seulement chez elles qu'il y a un problème ou un malaise.»
Car même dans une société qui se targue d'être égalitaire comme le Canada, les femmes accomplissent encore la part du lion des tâches ménagères et des tâches liées aux soins des enfants ou de proches malades. En 2018, elles consacraient 2,8 heures par jour aux tâches ménagères, contre 1,9 heures pour les hommes, selon des données de Statistique Canada.
Et tout indique que la pandémie a cristallisé cette tendance, alors que 64% des femmes ont déclaré s'être occupées principalement de l'école à la maison ou de la garde des enfants pendant les périodes de confinement, tout en continuant d'effectuer davantage de tâches ménagères que leur conjoint.
Pour la doctorante en philosophie féministe Marie-Anne Casselot, cette inégalité persistante s'explique en grande partie par la façon d'éduquer les jeunes enfants.
«On ne naît pas avec le gène du ménage ou le gène de la cuisine, ironise-t-elle. Ce sont des apprentissages, mais à cause de la socialisation genrée, on pense que ce sont des compétences innées chez les femmes.»
Si le stéréotype veut que les femmes sont meilleures pour faire la cuisine, avance-t-elle, c'est entre autres parce qu'on offre des cuisinettes en cadeau aux petites filles, leur inculquant dès leur plus jeune âge que la cuisine est un lieu pour les filles. «Aux garçons, on va avoir plus tendance à offrir des ballons, par exemple, en leur disant d'aller jouer dehors parce que "dehors, c'est un lieu pour les garçons"», compare-t-elle.
Si on parle beaucoup d'incompétence stratégique dans la sphère domestique, le concept est loin d'être exclusif à la vie de couple. L'expression serait apparue pour la première fois dans un article du Wall Street Journal en 2007, dans lequel l'auteur décrivait la façon dont certains travailleurs utilisent l'incompétence stratégique dans un contexte professionnel.
«Pour les jeunes employés, c'est une façon d'avoir du contrôle en ayant l'air impuissants. Pour les patrons, il peut s'agir d'une façon de profiter de leur statut en feignant d'être incapable d'accomplir des tâches jugées trop élémentaires pour eux», écrivait alors l'auteur Jared Sandberg, donnant l'exemple d'un employé qui prétend ne pas savoir utiliser la photocopieuse pour éviter la tâche laborieuse de faire des copies pour toute l'équipe.
Et même dans un contexte professionnel, les femmes ont tendance à souffrir davantage de la pratique que leurs homologues masculins, souligne Cécile Gagnon. « C'est tout autant une dynamique genrée au travail. On va demander à une collègue féminine de s'occuper d'organiser le lunch d'équipe, de régler des conflits entre deux personnes, de souligner les anniversaires, sous prétexte qu'elle est "meilleure" pour le faire.»
Pour régler ce débalancement dans leur couple, la solution passe par la communication, souligne Marie-Anne Casselot, qui admet que «ce travail d'éducation [de leur conjoint] fait aussi partie de la charge mentale des femmes».
Marie-Anne Casselot encourage les parents à songer à la façon dont ils transmettent les stéréotypes de genre à leurs enfants. (Photo: Noovo Info)
Mais les hommes n'ont pas besoin d'attendre que leur partenaire tire la sonnette d'alarme avant d'agir.
«Si les femmes sont particulièrement bonnes pour organiser la vie familiale, c'est parce qu'elles le font depuis toujours», rappelle Cécile Gagnon. «Elles ont appris à le faire parce qu'on les a amenées à avoir ces tâches-là et parce que personne d'autre le fait.»
«Du moment où on réalise que ces savoir-faire sont acquis et non innés, on peut complètement désamorcer l'argument "je suis pas bon"», ajoute-t-elle. «Ben pratique-toi! Pratique-toi à faire des listes, pratique-toi à aller à l'épicerie et à lire les pancartes pour savoir dans quelle allée sont les aliments.»
À bon entendeur...