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Le monde littéraire ne sait plus comment composer avec l'héritage d'Alice Munro après avoir appris qu'elle avait choisi de rester mariée à l'homme qui avait abusé sexuellement de sa fille. Certains affirment que cela change fondamentalement la façon dont ils liront désormais son œuvre, s'ils décident de continuer à la lire.
La librairie Munro's Books de Victoria, fondée par Mme Munro et son premier mari Jim Munro, a déclaré qu'elle soutenait leur plus jeune fille, Andrea Robin Skinner, qui a révélé dimanche dans le Toronto Star que les abus commis par son beau-père Gerald Fremlin sont restés un secret de famille pendant des décennies.
«Comme tant de lecteurs et d'écrivains, nous aurons besoin de temps pour absorber cette nouvelle et l'impact qu'elle pourrait avoir sur l'héritage d'Alice Munro, dont nous avons déjà célébré le travail et les liens avec la librairie», a fait savoir le commerce, qui est désormais une propriété indépendante, dans un communiqué publié sur son site Internet.
«Cela a été un moment très difficile pour tout le monde à la librairie», a rapporté lundi la directrice associée de la librairie Jessica Walker.
Alors que certains ont adopté des positions fermes — la chroniqueuse du Globe and Mail, Marsha Lederman, a écrit qu'elle ne lirait plus l'oeuvre d'Alice Munro et espérait que les listes de lecture et les programmes seraient reconsidérés — d'autres ont préconisé une approche plus mesurée.
Clementine Morrigan, une écrivaine dont le travail explore les questions d'abus sexuels pendant l'enfance et d'inceste, a déclaré qu'il existe une tendance à la dichotomie lorsque ces sujets complexes sont abordés.
«Soit il y a des abus et la personne est un monstre que vous ne pourrez jamais aimer, soit vous aimez la personne et donc il ne peut pas vraiment y avoir d'abus», a-t-elle résumé lors d'une entrevue en appel vidéo.
«Alors, ce qui me frustre autant dans nos réponses lorsque nous découvrons que quelqu'un qui est une figure importante pour nous (…) soit a commis des abus, soit y a participé par inaction (…) c'est que nous répétons en fait ce schéma.»
Au lieu de cela, Mme Morrigan suggère que les lecteurs peuvent accepter les deux réalités: que Mme Munro était une écrivaine extrêmement talentueuse et qu'elle a causé beaucoup de souffrance à sa fille.
«Je déteste voir cela se dérouler à une échelle aussi grande, a-t-elle confié. Je pense que le véritable défi est que nous devons être prêts à accepter ces deux faits ensemble.»
Mme Skinner a écrit dans son essai que les abus ont commencé quand elle avait neuf ans et se sont poursuivis pendant plusieurs années. Elle a déclaré qu'elle s'était confiée à son demi-frère et que son père Jim Munro n'avait pas agi après en avoir été informé.
Lorsqu'elle a finalement parlé des abus à sa mère, Mme Munro s'est montrée insensible, plus préoccupée par la façon dont cela l'affecterait que par le traumatisme vécu par sa fille, raconte Mme Skinner.
L'auteure canadienne Michelle Dean a écrit sur les réseaux sociaux qu'elle aurait aimé que Mme Skinner puisse partager largement son histoire plus tôt.
«Quelqu'un finira sûrement par écrire l'article dans lequel on craint que nous annulions Munro, mais je pense que cette révélation ne fait qu'enrichir et approfondir ma compréhension et ma relation avec son travail», a-t-elle posté sur X.
L'écrivaine américaine prolifique Joyce Carol Oates faisait partie de ceux qui ont recontextualisé le travail d'Alice Munro à la lumière des nouvelles informations.
«Si vous avez lu la fiction de Munro au fil des années, vous verrez à quelle fréquence des hommes terribles sont valorisés, pardonnés, habilités», a-t-elle écrit dimanche sur les réseaux sociaux.
«Il semble y avoir un sentiment de résignation, une attitude qui dirait presque "les hommes resteront des hommes" — pas dans toutes les histoires, mais dans certaines.»
Le biographe de Mme Munro, Robert Thacker, a mentionné à l'Associated Press qu'il était depuis longtemps au courant des abus commis par Skinner aux mains de Gerald Fremlin. Son livre Alice Munro: Writing Her Lives est sorti en 2005, la même année où M. Fremlin a plaidé coupable à une accusation d'attentat à la pudeur.
Il a dit l'avoir omis de son livre parce qu'il s'agissait d'une «analyse scientifique de sa carrière».
«Je m'attendais à ce qu'il y ait des répercussions un jour», a déclaré M. Thacker, qui a ajouté qu'il en avait même parlé à l'auteure. «Je ne veux pas entrer dans les détails mais cela a détruit la famille. Cela a été dévastateur à bien des égards. Et c'est quelque chose dont elle a parlé en profondeur.»
Elle a également abordé la question dans ses écrits. M. Thacker mentionne notamment les nouvelles Silence et Runaway, qui sont centrées sur des enfants qui se sont éloignés de leur parent. Dans Vandals, une femme pleure la perte de son ancien petit ami, Ladner, un ancien combattant instable dont le lecteur apprend qu'il a agressé son jeune voisin.
L'autrice américaine Joyce Maynard, qui dit relire l'œuvre de Munro cet été après la mort de l'autrice en mai, estime que l'histoire de Skinner est douloureuse, mais qu'elle ne doit pas être ignorée.
Mme Maynard a déclaré qu'elle commentait en tant qu'admiratrice du travail d'Alice Munro, et également «en tant que personne ayant subi des manipulations et des violences sexuelles de la part d'un écrivain très puissant et vénéré».
Mme Maynard a écrit sur sa relation abusive avec l'auteur solitaire J.D. Salinger dans ses mémoires Et devant moi, le monde. Elle a emménagé avec l'écrivain quand elle avait 18 ans et lui, 53 ans.
Dans son message, Mme Maynard souligne que ceux qui tenteraient de discréditer Mme Skinner en cherchant à attirer l'attention devraient considérer le genre de réaction négative que les gens reçoivent souvent quand ils décident de dénoncer des abus.
Pourtant, dit-elle, elle «ne cessera pas d'admirer — et d'étudier — le travail d'Alice Munro».