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Un juge de la Cour fédérale conclut qu’il était «déraisonnable» de la part du gouvernement libéral d’invoquer la Loi sur les mesures d’urgence pour réprimer les manifestations du «convoi de la liberté».
Un juge de la Cour fédérale conclut qu’il était «déraisonnable» de la part du gouvernement libéral d’invoquer la Loi sur les mesures d’urgence pour réprimer les manifestations du «convoi de la liberté» dans la capitale fédérale et à des postes frontaliers, il y a deux ans.
Dans une décision rendue publique mardi, le juge Richard Mosley reconnaît que l’occupation du centre-ville d’Ottawa et le blocage des ports d’entrée étaient des enjeux «préoccupants» qui nécessitaient l’intervention du gouvernement et de la police.
Mais il estime que le seuil minimal de la crise nationale requis par la Loi sur les mesures d'urgence n’était pas atteint pour que le gouvernement proclame une «urgence d’ordre public».
Voyez le reportage d'Étienne Fortin-Gauthier et le commentaire de notre collaborateur Yves Boisvert dans la vidéo de cet article.
L'Association canadienne des libertés civiles et plusieurs autres groupes et individus ont déjà fait valoir devant les tribunaux qu'Ottawa avait eu recours aux mesures d'urgence sans fondement juridique solide.
Le gouvernement a plaidé de son côté que les mesures prises pour faire face à la crise pancanadienne étaient ciblées, proportionnelles, limitées dans le temps et conformes à la Charte canadienne des droits et libertés.
La Commission sur l'état d'urgence, qui a procédé à un examen du recours à la Loi sur les mesures d'urgence, comme l'avait prévu le législateur, a estimé que le gouvernement satisfaisait aux normes juridiques très élevées en matière d'application de la loi.
Le juge Mosley a entendu les arguments devant le tribunal pendant trois jours en avril dernier. Il explique qu'il a revisité les événements «avec le recul et sur la base d’un dossier des faits et du droit plus complet» que celui dont disposait le gouvernement lorsqu'il a invoqué la loi.
«J'ai conclu que la proclamation [de la loi] ne répondait pas au critère du caractère raisonnable – justification, transparence et intelligibilité – et n'était pas justifiée par rapport aux contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui devaient être prises en considération», a écrit le juge Mosley.
La vice-première ministre Chrystia Freeland a annoncé que le gouvernement n'était pas d'accord avec cette décision et qu'il allait porter la cause en appel.
«Je voudrais juste prendre un moment pour rappeler aux Canadiens à quel point la situation était grave dans notre pays lorsque nous avons pris cette décision», a-t-elle affirmé aux journalistes.
En février 2022, le centre-ville d'Ottawa était rempli de manifestants. Plusieurs étaient à bord de gros camions, qui sont entrés dans la ville à la fin du mois de janvier.
Ce qui était au départ une manifestation contre les restrictions sanitaires liées à la COVID-19 est devenu un rassemblement attirant des personnes partageant divers griefs contre le premier ministre Justin Trudeau et le gouvernement libéral.
Les rues habituellement calmes autour de la colline du Parlement étaient en proie à des klaxons retentissants, des vapeurs de diesel, des campements de fortune et même un bain à remous et un château gonflable alors que les participants s'installaient dans la capitale.
L'afflux de personnes, dont certaines issues des mouvements d'extrême droite, a poussé de nombreux commerces à fermer leur porte temporairement. Le bruit, la pollution et le harcèlement ont exaspéré les résidents. La colère du public s'est accrue devant l'absence de mesures coercitives de la police d'Ottawa.
Pendant ce temps, des camions ont bloqué des postes frontaliers à Windsor, en Ontario et à Coutts, en Alberta, empêchant l'accès vers les États-Unis.
Le 14 février, le gouvernement a invoqué la Loi sur les mesures d'urgence, qui autorise des mesures temporaires, notamment, la réglementation et l'interdiction des rassemblements publics, la désignation de lieux sécurisés, l'ordre aux banques de geler des avoirs et l'interdiction de soutenir les manifestants.
C'était la première utilisation de cette loi depuis qu'elle a remplacé la Loi sur les mesures de guerre en 1988.
Dans une lettre adressée le 15 février aux premiers ministres, Justin Trudeau a déclaré que le gouvernement fédéral estimait avoir atteint un point «où il existe une urgence nationale résultant de menaces à la sécurité du Canada».
L'Association canadienne des libertés civiles, de son côté, a soutenu que le seuil légal n'était pas atteint.
Dans sa décision très attendue, le juge Mosley a rappelé que la Loi sur les mesures d'urgence était un «outil de dernier recours», en raison de sa nature et des vastes pouvoirs qu'elle accorde à l'exécutif fédéral.
Le gouvernement ne peut pas invoquer la Loi sur les mesures d'urgence parce qu'elle est pratique ou parce qu'elle pourrait mieux fonctionner que d'autres outils à sa disposition ou à la disposition des provinces, a-t-il écrit.
« Cela ne veut pas dire qu'il fallait utiliser et essayer tous les outils avant de conclure que la situation dépassait la capacité ou l'autorité des provinces. Et dans ce cas-ci, il est clair que la majorité des provinces ont été en mesure de faire face à la situation, en utilisant d'autres lois fédérales, comme le Code criminel, et leur propre législation.»
En fin de compte, «il n’y avait aucune urgence nationale justifiant le recours à la Loi sur les mesures d'urgence», a conclu le juge Mosley.
Il a également estimé que les réglementations interdisant la participation à des assemblées publiques violaient le droit à la liberté d'expression garantie par la Charte. Il a déclaré que la portée de la réglementation était trop large, englobant les personnes «qui voulaient simplement se joindre à la manifestation en se tenant sur la colline du Parlement avec une pancarte».
En outre, il a cité le fait que le gouvernement fédéral n'exigeait pas qu'une "norme objective soit satisfaite" avant de geler des comptes bancaires pour conclure que cela violait l'interdiction des perquisitions et saisies abusives prévue par la Charte.
Le chef conservateur Pierre Poilievre a déclaré que M. Trudeau devait répondre de son «abandon imprudent de la loi et des libertés les plus fondamentales» des Canadiens.
«La décision d'invoquer la Loi sur les mesures d'urgence était inutile dès le départ. M. Trudeau a provoqué cette crise en divisant les gens», a indiqué M. Poilievre dans un communiqué.
Le chef du NPD, Jagmeet Singh, a également rejeté la faute sur M. Trudeau, affirmant qu'il n'avait pas pris les événements au sérieux – une inaction qui a conduit les néo-démocrates à soutenir «à contrecœur» la proclamation des mesures d'urgence.
Le procès devant la Cour fédérale incluait d'autres personnes qui ont intenté des actions pour contester le recours aux mesures d'urgence : la Fondation pour la Constitution Canadienne, Canadian Frontline Nurses et Kristen Nagle, ainsi que Jeremiah Jost, Edward Cornell, Vincent Gircys et Harold Ristau.
Le juge Mosley a décidé que M. Cornell et M. Gircys, dont les comptes ont été gelés, avaient directement la qualité pour contester la décision, et a accordé à l'Association canadienne des libertés civiles et à la Fondation de la Constitution Canadienne la qualité pour agir dans l'intérêt public.
Cependant, le juge Mosley a conclu que Canadian Frontline Nurses et Mme Nagle, M. Jost et M. Ristau n'avaient pas qualité pour demander le contrôle judiciaire de la décision, et leurs demandes ont été rejetées pour cette raison.