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«Un deuil, un vide.»
«Ma première réflexion, quand c'est arrivé», la voix d’Angèle Dubeau se brise à ce moment au bout du fil, «excusez-moi, je deviens émotive... a été de me dire que je perdais mon identité, ma signature.»
«Excusez-moi, je vais juste prendre 30 secondes, une petite gorgée d'eau, juste une seconde», laisse-t-elle tomber avant un silence plus long qu’une mesure de quatre temps.
Il y a quelques bonnes minutes qu’elle décrit en entrevue avec La Presse Canadienne la maladie professionnelle qui vient de la priver de ce qui a toujours été sa raison d’être lorsque tombe la délicate question, à savoir comment une personne dont le nom a toujours été précédé de «la violoniste» se définit désormais. «Je suis Angèle Dubeau violoniste. Depuis l'âge de 4 ans. On m'a toujours nommée comme ça, on m'a toujours présentée comme ça. Si je regarde les photos que j'ai chez nous, j'ai toujours un violon dans le cou. Donc oui, c'est mon identité, c'est ma signature, et encore plus que ça, le violon c'est ma soupape, ma soupape à émotion. Il n'y en a pas de meilleure dans le monde.»
Angèle Dubeau sait depuis la fin du mois d’août qu'elle ne fera plus jamais chanter son violon, l'unique «Des Rosiers», fabriqué en 1733 par Stradivarius. L’index de sa main droite, celui avec lequel elle appuie sur l’archet avec force et précision depuis 58 ans, est handicapé pour toujours par un nerf effiloché, écrasé et irréparable.
Elle n’en a soufflé mot à personne durant le Fête de la Musique de Mont-Tremblant, en septembre, pour éviter que les projecteurs se tournent vers elle plutôt que vers les artistes qu’elle réunit tous les ans à ce festival qu’elle a fondé et dont elle est le cœur et l’âme.
Elle a aussi pris ce temps pour encaisser, avoue-t-elle. «Actuellement, j'ai un deuil, j'ai un vide. La façon que je peux le décrire, c'est un gros vide intérieur. Je vais le remplir, je le sais parce que je suis une femme qui va le faire, je veux et je vais trouver d'autres façons de m'équilibrer aussi dans la vie avec autre chose. Mais il faut dire aujourd'hui que j'ai un deuil à faire», répète-t-elle en ajoutant du bout des lèvres que «le temps va l’arranger».
Les problèmes sont apparus en novembre 2023. Les médecins lui avaient alors dit qu’un nerf, ça se regénère, et l’avaient mise en congé. «Je ne savais pas où je m'en allais et on me disait d'être patiente. Mais j'avais espoir. Je n'ai jamais pensé que c'était une finalité. Alors je m'offrais ce luxe de prendre du temps et de me dire: ça donnera la chance à l'index de se replacer.»
Mais à la fin du mois d’août, le verdict est tombé. «Le nerf n'avait pas bougé, n'avait pas repris. Mon doigt est toujours dans cet état. En fait, il est pire que l'an passé parce que j'avais rejoué dessus. Après quelques minutes je suis obligée de me secouer la main parce que ce n'est pas endurable.»
L’index, explique-t-elle, «c'est le doigt maître de l'archet. C'est l'index qui fait le son, le volume. Je suis une ‘trippeuse’ de son, alors tout ce qui s'appelle de couleur sonore, l'univers sonore que j'ai pu créer avec toutes ces années avec mon instrument, l'index en est pour beaucoup le maître. Et là, il ne répond plus. Mon cerveau n'a plus la réponse non plus quand je pèse sur l'archet. J'ai perdu toute la motricité fine et j'ai un engourdissement désagréable. Ce n'est plus possible de jouer.»
Elle raconte que, curieusement, la médecine a répertorié la même maladie professionnelle chez les joueurs de quilles professionnels, «mais depuis que j'ai ce problème, j'ai entendu parler de musiciens qui ont dû mettre fin à leur carrière pour la même raison. C'est un fait rare, mais ça existe», se désole-t-elle.
«C'est dur, mais je sais que c'est un passage obligé, poursuit-elle. Et je pense aussi que c'est important pour moi de tourner une page. C'est mal me connaître de penser que je ne ferai rien, que je prends une retraite. Non, il y aura un nouveau chapitre, la musique continue de m'habiter. Malheureusement, je devrais le faire sans ma soupape à émotion et mon ami fidèle.»
Elle est déjà sollicitée depuis longtemps comme curatrice par les grandes plateformes numériques comme Apple Music World et Spotify pour la préparation de listes d’écoute, les fameuses «playlists». «J’ai un talent pour ça! dit-elle la voix enjouée. Et j'adore ça. Ce qui est fantastique c’est que, pour moi, le temps a toujours été une denrée rare. J'aurai plus de temps pour m'adonner à l'écoute. Je ne peux plus en jouer, je serai aphone de mon violon, mais je pourrais en écouter. Et je sais que l'écoute de la musique va aussi m'aider à passer au travers de cette épreuve.»
La Fête de la Musique restera aussi entre les meilleures mains qui soient: les siennes. «C'est mon bébé. Je l'ai fondé et je l'ai pensé. J'ai créé la Fête de la Musique. C'est sûr que j'y reste. Déjà, je travaille pour la 25e édition l'année prochaine.»
L’enseignement? Elle a l’habitude de donner des classes de maître et de soutenir des jeunes musiciens. Au-delà de ça, «l'enseignement pour moi est quelque chose où l’on doit donner 100 % et on doit être là quand on est professeur, quand on a un suivi à faire à ce niveau-là. Oui, je suis les jeunes, oui je vais encourager, je vais donner, je vais ouvrir des portes, je vais tout faire. Mais l'enseignement régulier, ce n'est pas ma tasse de thé», avoue-t-elle candidement.
Certes, on ne verra plus Angèle Dubeau sur scène, mais sa musique reste. «Ma plus belle réalisation, c'est de penser – avec des chiffres invraisemblables comme 230 millions d'écoutes sur les plateformes – que je suis dans la vie de beaucoup de gens et c'est ma plus grande fierté, de savoir que j'accompagne des gens dans leur vie.»
«Je suis chanceuse parce que j'ai un legs, un legs de 48 albums et je me raccroche en me disant que ça fait du bien quand même de savoir que la musique est intemporelle et ma musique, qui a accompagné les gens dans leur vie depuis tant d'années, va continuer, je l'espère, à le faire. J'espère que les gens vont continuer à laisser entrer ma musique dans leur vie, dans leur quotidien.»
Angèle Dubeau mène une carrière florissante de musicienne depuis 45 ans et a vendu au fil du temps plus de 650 000 albums. Elle cumule effectivement 230 millions d'écoutes sur les plateformes en ligne.
Elle a reçu de nombreux honneurs à travers le temps, dont l'Ordre du Canada, l'Ordre du Québec et l'Ordre de Montréal. Mme Dubeau a aussi obtenu une Médaille de l'Assemblée nationale, ainsi que le Prix Denise-Pelletier.
Elle a reçu à ce jour le plus grand nombre de Félix toutes catégories confondues depuis l'existence de ce prix, soit 20 fois le prix d'Album classique de l'année.